sculpture kayan

TRADITION SCULPTURALE KAYAN

Les sculptures archaïques en bois du groupe culturel Kayan sont sans doute les sculptures les plus puissantes et les plus énigmatiques que l'on puisse trouver dans la région Asie-Pacifique. Malheureusement, les musées occidentaux et asiatiques ne possèdent que très peu d'exemplaires et très peu d’informations spécifiques ont été publiées sur ce sujet, notamment en ce qui concerne l’origine de ces œuvres remarquables. Bien que notre connaissance de leur préhistoire et du développement de leur style soit parcellaire, un nombre important d'exemplaires primitifs de la culture matriarcale Kayan ont survécu, notamment un spectaculaire groupe de statues en bois dur qui peut nous éclairer sur cette première période. Au sein des autres groupes culturels de Bornéo qui ont tendance à travailler dans un style plus "naturaliste", créant des images sculpturales relativement conventionnelles représentant habituellement d'importants ancêtres et des figures animales, cette tradition artistique Kayan est unique. Les artistes Kayan sculptent rarement des ancêtres humains identifiables, leur préférant des représentations d’esprits-gardiens mystérieux et de créatures mythiques.


Le style Kayan classique se caractérise par : des corps exagérément musclés, généralement en posture accroupie ou ramassée, une poitrine élargie, des avant-bras et des mollets surdimensionnés ; des articulations aux coudes et aux genoux avec des angles vifs ou des protubérances aigües ; des mains et des pieds en forme de griffes ; des têtes de forme pentagonale ; des visages concaves ou en forme de cœur avec des yeux incrustés haut sur le front ; des gueules en losange, souvent avec leur dentition apparente, des canines démesurées et/ou des langues saillantes pouvant toucher le bout du nez ou descendre jusqu'au menton ; un regard imposant avec des yeux proéminents ronds, parfois soulignés par des coquillages, des cauris, ou des tasses en porcelaine en provenance de Chine ou d’Europe ; de longs lobes d’oreilles distendus jusqu’aux épaules par des poids en laiton ou en bronze ; des nez triangulaires, parfois incisés de marques horizontales ou de rainures. Sculptées en ronde-bosse ou en haut-relief, ces figures adoptent des postures puissantes et explosives et des expressions protectrices agressives. Elles ont une apparence d'un autre monde, comme les extra-terrestres d'un film de science-fiction. Beaucoup de ces figures présentent des éléments stylistiques similaires à ceux des diverses formes de tiki que l'on trouve dans toutes les îles de l’Océanie. Cela suggère que le canon Kayan pourrait faire partie d'une des premières formes artistiques des cultures austronésiennes qui se sont déployées dans tout le Pacifique.


Autres caractéristiques importantes de l'art Kayan, son utilisation sophistiquée de l’abstraction, de la déstructuration et de l'espace négatif. Les esprits-gardiens ancestraux, les divinités ou les animaux mythiques peuvent être sculptés tout ou partie. Dans ce cas, la plupart des figures peuvent être dissimulées dans le corps de la sculpture avec parfois uniquement une tête exposée dans une zone, un coude dans une autre et une jambe dépassant d’une autre partie de l’œuvre. Cette division de figures, ces divulgations partielles, nous laissent imaginer ce qu’est la vision d’un chasseur indigène pistant sa proie à travers la densité végétale de la forêt équatoriale. Les corps des figures Kayan sont souvent sculptés bizarrement, avec des contorsions inimaginables, des bras, des jambes et une queue déformés et recourbés, enroulés autour d'eux-mêmes ou d'autres images. Quelquefois, ils deviennent tellement abstraits que la forme originale en est complètement dissimulée. Pour d’autres, le corps de la figure se transforme pour en devenir une autre, créant de la sorte des structures complexes dans lesquelles la tête d'une créature devient la tête d'une autre, une forme humaine fusionne avec un dragon et le dragon prend les attributs d'un calao. On retrouve régulièrement dans l'art Kayan une image semblable à celle présente sur les bronzes du début de la dynastie Shang, la face composite classique Taotie, originaire de la Chine ancienne. Ce motif protecteur combine deux dragons dessinés de profil, opposés l’un à l’autre, nez contre nez, l’ensemble créant une seconde image frontale d'un visage ou d'un masque anthropomorphe. L'œil de profil de chaque dragon devient un des yeux de la figure frontale, les deux demi-bouches forment une bouche complète et ainsi de suite (fig. 18 et 19). Si l'on suppose que les Kayan ont émigré de Chine il y a moins de 1500 ans, ils connaissaient certainement ces motifs chinois ancestraux.


Introduction 1
Déploiement et décomposition d'un masque Taotie de la dynastie Shang. Chine. C. 1600-1046 AVANT J.-C. D'après Robert W. Bagley, Jenny F. So et Maxwell K. Hearn/Wen C. Fong (ed.), The Great Bronze Age of China, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2013. Dessin d'Edith Watts et Sue Koch.

Introduction 2
Dessin d'un panneau peint de Kayanic avec une structure remarquablement similaire, dans lequel les figures de dragons de profils opposés créent un masque central. D'après Barry Dawson et John Gillow, The Traditional Architecture of Indonesia, Thames & Hudson, 1994.


Sur certains objets Kayan, l'espace négatif de l'arrière-plan est utilisé pour incorporer des figures supplémentaires (voir l'exemple 4 au chapitre « Décrypter l'art Kayan »). Cette imagerie composite complexe se trouve le plus souvent sur des objets bi-dimensionnels tels que des panneaux perlés, des panneaux plats peints ou sculptés et des éléments architecturaux. Bien que certaines compositions sculpturales semblent rigides et équilibrées, il est plus courant, surtout parmi les plus anciennes, qu’elles soient travaillées de manière asymétrique. Les traits de la face, les torses et les membres sont décentrés, comme placés au hasard avec des mouvements non naturels. Ces traits mal organisés donnent des figures dynamiques et animées. Rarement observées sur les plus anciennes (en se basant sur les datations 14C) les œuvres les plus récentes déclinent un large éventail de formes animales, en particulier sur les masques. Parmi cette ménagerie, on trouve des singes, des crocodiles, des sangliers, des rhinocéros, des oiseaux, et sans doute la plus éminente utilisée dans l'art Kayan, la créature mythique ressemblant à un dragon, généralement appelée Aso. Les figures Aso des Kayan présentent des formes compactes avec des nez épais et bulbeux, de longues rangées de dents, des crocs dénudés, des coudes et des genoux pointus, des griffes acérées et de longs bustes prolongés par une queue. Elles peuvent être recourbées, vrillées sur elles-mêmes, leur gueule semblant souvent dévorer leur propre corps. Lorsqu'ils sont représentés par paires, les Aso semblent représenter l’acte de copulation ou bien être dans un face à face agressif.


Une autre image apparaissant aussi régulièrement est une représentation anthropomorphique, dont l’une des versions est décrite par les collecteurs indigènes comme étant un autre type d'Aso. Cette imagerie paraît avoir été utilisée principalement par les Ga'ay, qui se sont installés dans la régence Berau du Kalimantan oriental de la fin du XVIIᵉ siècle au milieu du XIXᵉ siècle. Aujourd'hui, des groupes Kenyah rivaux occupent cette région. La tête d’Aso typiquement de style Ga'ay est représentée de profil avec une tête de forme cubique, un grand front, un nez et un seul œil. Le corps, lorsqu'il est représenté, possède généralement une queue d’animal, des bras et des jambes musclés prolongés à leur extrémité par des mains et des pieds à trois griffes. Il a souvent un objet étrange et rond coincé à l’arrière de sa gueule. En de rares occasions, ce visage est montré de face, mais avec toujours ces mêmes caractéristiques, y compris l'objet rond non identifié au coin de la gueule (planches 41, 44, 62 et 89). À première vue, ces objets ronds pourraient représenter des dents ou des crocs tels ceux que l'on retrouve sur de nombreux masques et sculptures Kayan. Cependant, dans certains cas, des dents et/ou des crocs sont également visibles dans la gueule. Cette façon de tenir cet « objet » fait plutôt penser à une personne qui mâche le bout d'un cigare. On ne sait pas exactement ce que cela signifie, mais il est possible que cette figure tienne dans sa joue seulement un morceau de noix de bétel. Pour les besoins de la présente publication, cette figure est identifiée comme étant le « mâcheur de noix de bétel ».


Introduction 2
Panneau de plate-forme de sanctuaire avec un esprit-gardien. 18ème-19ème siècle ( datation 14C). Bois, 54 x 22” / 137,2 x 55,9 cm. Collection privée.
Introduction 1
Détail de ce panneau dit "mâcheur de noix de bétel". Ga'ay, Bornéo Est.


   Le processus de sculpture

Lorsque la réalisation d'une statue est planifiée, les artistes, Kayan ou non, choisissent en forêt un arbre approprié à l’ouvrage en tenant compte de l’essence la mieux adaptée à la finalité de l’objet et ayant les dimensions appropriées. L'arbre est ensuite abattu et une section du tronc est grossièrement élaguée afin d’éliminer l’excédent de bois avant que la partie choisie ne soit rapportée au village pour être travaillée en détail. L'ensemble du processus comprend des offrandes et des incantations pour apaiser le monde des esprits. Les bois durs indigènes, comme le Belian ou l'Ulin (Eusideroxylon zwageri), vulgairement appelé « bois de fer », ou le Shorea (Dipterocarpaceae) sont les essences préférées pour la sculpture sur bois. Fraîchement coupés, ils sont relativement facilement à tailler. Plus important encore, la densité et le grain serré de ces essences écartent la plupart des infestations d'insectes et leur durabilité peut couvrir des décennies, voire des siècles, surtout s'ils sont protégés de l'environnement hostile de la forêt équatoriale. Dans certaines régions de Bornéo où le bois de fer n'est pas facilement accessible, un bois rougeâtre de densité moyenne, identifié localement comme Kayu Arau (Casuarina littorea), est également utilisé pour sculpter les reliquaires ancestraux traditionnels.


Toutes sortes d'objets sculptés ont été créées par les artistes Kayan dans ces bois durs tropicaux, notamment les statues représentant de puissants esprits protecteurs généralement placées devant les villages, le long des berges, près des rizières, au bord des sentiers et dans les cimetières. Ces essences sont employées pour la plupart des productions comme les diverses structures architecturales, les échelles d’accès, les pirogues, etc., ainsi que les petites amulettes magiques. Les bois plus tendres et les plus légers sont utilisés principalement pour la confection des masques, des boucliers de guerre, des porte-bébés et d’autres objets utilitaires. Parmi les objets les plus intéressants de la sculpture Kayan figurent les sculptures sur bois des conteneurs mortuaires secondaires et les structures funéraires, notamment les ossuaires, les reliquaires et les cryptes, en particulier les faîtages, les poutres, les panneaux latéraux et les poteaux de soutien. Leurs dimensions vont de sections modestement décorées à d'énormes structures sur des piliers en bois dur recouvertes de figures de dragons, de calaos et de visages surnaturels protecteurs. Lors de leur élaboration, les sculptures funéraires étaient souvent peintes dans des couleurs contrastées, mais, en quelques décennies, la plupart de ces pigments sont effacés par les intempéries climatiques, ne laissant plus qu’une surface naturelle altérée recouverte de lichens.


Introduction 2
Dayaks utilisant le "Biliong" ou Axe-Adze. Gravure sur bois d'après un croquis de H. H. Everett, d'après William Temple Hornaday, Two Years in the Jungle, Scribner's Sons, New York, 1904, p. 379.
Introduction 1
Sanctuaires ancestraux Kayan. Avant 1962. D'après Pierre Ivanoff, Indonésie Archipel des Dieux, Société Continentale, Paris, 1962, page 295.


   Rites funéraires

De nombreux groupes Dayak, y compris le peuple Kayan, pratiquent la tradition séculaire des rites funéraires secondaires, au cours desquels, dans un premier temps, le corps du défunt est placé dans un simple récipient afin qu’il se décompose et qu’il ne subsiste plus que les os et le crâne. Plus tard, les principaux ossements sont nettoyés, déposés dans un ossuaire richement sculpté en bois ou dans une grande jarre familiale en céramique pour préparer la cérémonie finale des funérailles. Dans certaines régions de Bornéo, les os sont brûlés puis réduits en cendres avant d'être placés dans le récipient funéraire. Le statut du défunt détermine la qualité, les dimensions et les motifs de l'ossuaire ou de la crypte ; les plus puissants esprits-gardien, calao et dragon, étant réservés aux défunts des plus hautes castes. Les objets funéraires des petits nobles et des roturiers sont ornés de motifs animaliers, de motifs abstraits ou végétaux. En outre, certaines essences « nobles », comme le bois de fer, sont réservées à l’aristocratie, tandis que des bois plus tendres sont utilisés pour les familles d’origines moins élevée. On ne sait pas très bien pourquoi il n'existe pas de pratique funéraire cohérente pour l’ensemble des groupes Kayan. L’une des explications possibles est que les Kayan, comme la plupart des groupes Dayak, s'adaptent très bien aux changements positifs qu'ils rencontrent, qu'ils proviennent de voisins alliés ou d'ennemis vaincus. Il est également possible que certains sous-groupes Kayan se soient éloignés de l'influence d’un groupe principal et aient créé leurs propres rites funéraires en accord avec des traditions et des circonstances socio-économiques locales (accès aux jarres de commerce ou aux bois durs, par exemple).


   Découvertes

Les cimetières sont généralement situés en dehors du village, le plus souvent en aval. Les poteaux funéraires et les cryptes sont généralement érigés sur un terrain à ciel ouvert surplombant la rive du fleuve. Les ossuaires individuels, eux, sont stockés au sommet de structures de soutènement en bois érigées à flanc de falaises, sous des affleurements de plateaux, ou à l'intérieur de grottes. Il n'est pas rare que les sculptures funéraires érigées près des rivières, de même que les piliers ornementés de protection des cimetières ou simplement l’habitation collective du village, s’effondrent dans la rivière lors de très fortes crues consécutives à des pluies diluviennes, phénomènes fréquents en climat équatorial, et soient récupérés, parfois des siècles plus tard, lorsque le niveau de l’eau baisse drastiquement, ou lorsque la rivière modifie son lit. Occasionnellement, des filets de pêche peuvent aussi s’accrocher par hasard aux bords saillants d’une de ces statues gisant au fond de la rivière. C'est dans la boue de ces rivières profondes et dans les grottes sèches qu’ont été trouvés communément les objets les plus anciens, car ces deux milieux naturels, caractérisés par l’absence de lumière et d’air, fournissent de parfaites conditions de conservation. Au cours de la dernière décennie, un intérêt croissant pour les datations au 14C a révélé qu'il est désormais possible que certains exemplaires de statues en bois datent de centaines, voire de milliers d’années.


Un montagnard de l'Apo-Kayan arrivant à son village avec un poteau cérémoniel dayak émergé d'une rivière. Photo Anton.2006. Copyright Bertrand Claude


Après quelques générations, la plupart des villages Dayak ou des longues-maisons sont abandonnés, généralement en raison de la mise en jachère des surfaces agricoles, de la raréfaction du gibier ou d'autres ressources de la forêt tropicale, d’attaques des tribus ennemies ou simplement de la nécessité de reconstruire des quartiers d'habitation détériorés. Un nouvel emplacement est choisi, le plus souvent à quelques kilomètres du précédent site, une nouvelle longue-maison est construite et de nouveaux champs défrichés. Les familles apportent leurs biens personnels, ce qui leur est nécessaire, ainsi que quelques matériaux de construction réutilisables, mais pas grand-chose d'autre, abandonnant leurs vieilles demeures et leurs cimetières. Avec le temps, les sites anciens sont oubliés et les objets et structures en bois restés sur place sont lentement recouverts de végétation, cachés à la vue, et finalement disparaissent dans la forêt tropicale.


Mark Johnson