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INTRODUCTION

Le sujet de cette publication est l'art sculptural produit au cours de nombreux siècles par le peuple Kayan, un des nombreux groupes Dayak qui habitent l'intérieur de l'île de Bornéo. Toute personne s’intéressant à l'art de Bornéo a entendu parler des Kayan, groupe culturel important et puissant vivant dans les parties Nord et Est de l'île, mais il se peut qu'elle ne soit pas familière avec le terme Kayan. Cette désignation relativement nouvelle fait référence, non seulement au peuple Kayan, mais aussi à un ensemble complexe et souvent déroutant de peuples apparentés incluant les Bahau, les Busang et les Modang. De récentes études ont révélé que toutes ces tribus partagent les mêmes racines, une histoire et une culture partagée, une langue, une religion, des rituels et des structures sociales semblables, et enfin une œuvre artistique commune. L’objectif de cette publication, c’est donc de mieux cerner l'art du peuple Kayan et d’offrir la première étude consacrée à leurs canons artistiques.


Le lien austronésien

Les premiers proto-austronésiens, dont les ancêtres du peuple Kayan, proviennent de Mongolie du sud et sont probablement originaires du sud-est de la Chine. Selon des études linguistiques généralement admises depuis longtemps, les austronésiens traversèrent il y a environ 6 000 ans, le détroit de Formose entre la Chine continentale et Taïwan. 1 000 à 2 000 ans plus tard, plusieurs vagues migratoires de ces antiques marins quittèrent Taïwan en utilisant des pirogues à balanciers. Influençant culturellement les peuples rencontrés, ils colonisèrent une gigantesque zone océanique qui s’étend de Madagascar à l'ouest à l'île de Pâques à l’est, le cœur de cette migration se concentrant aux Philippines, en Malaisie et en Indonésie. La simplicité de cette théorie, nommée "sortie de Taïwan », est désormais remise en question par de récentes recherches génétiques. Celles-ci indiquent que de plus petites migrations de proto-austronésiens seraient parvenues il y a 8 000 ans en Asie du sud-est insulaire. Avant l’élévation du niveau de la mer, conséquence de la fin de la dernière ère glaciaire, les migrations de populations vers certaines régions de l’Asie insulaire, dont Bornéo, pouvaient se dérouler par voie terrestre. De nouvelles données, telles que les études de Chris Buckley sur la répartition des métiers à tisser, suggèrent que ces migrations auraient empruntées: soit une route plus directe depuis l'Asie du sud-est continentale ; soit, ce qui est plus intriguant, une route de l'Asie du sud-est insulaire vers Taïwan, en conséquence une migration inverse de celle admise auparavant. Il s'agit d'un domaine de recherche en cours et des études complémentaires devront permettre de clarifier ces nouvelles hypothèses. Quoi qu'il en soit, à partir des marqueurs génétiques similaires trouvés à Taïwan et aux Philippines, il semblerait qu'il y ait eu une migration ultérieure distincte de la précédente.


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Les deux itinéraires proposés pour les migrations néolithiques, austroasiatique et austronésienne, vers l'Indonésie. Hsiao-chun Hung, 2019 History and Current Debates of Archaeology in Island Southeast Asia, Australia National University

La population austronésienne qui s'est établie à Bornéo présente un intérêt particulier pour notre étude car l’ile est située géographiquement au carrefour des anciennes voies migratoires de l'Asie continentale vers les îles du Pacifique à travers l'Asie du sud-est insulaire. Troisième plus grande île du monde, Bornéo abrite l'un des écosystèmes les plus riches de la planète, avec une faune et une flore d’une infinie variété. Seule la population humaine est un peu moins diversifiée. Elle est principalement composée de malais concentrés sur les régions côtières et de Dayak, nom générique qui désigne tous les peuples indigènes vivant à l'intérieur de l'île. Bien qu'il existe de nombreuses similitudes entre les peuples réunis collectivement sous le nom de Dayak, un terme malais exogène signifiant "en amont du pays" ou "en amont de la rivière", cette désignation générique est souvent utilisé à tort pour décrire les nombreux groupes et sous-groupes désignés distinctement. Une situation analogue, et peut-être plus familière et démonstrative, concerne l’utilisation du terme générique "Américain Native" (ou Amérindien) couramment utilisé pour décrire ce groupe culturel majeur, tandis que le terme Cherokees désigne une culture importante au sein de ce groupe. Les Cherokees font historiquement partie du grand groupe des Iroquois, une désignation plus large de peuples apparentés mais dispersés (Cherokee, Iroquois, Mohawk, etc.) liés entre eux par la langue, la culture et d'autres critères. Selon ce modèle, le terme Dayak est l’équivalent de celui d’Amérindien, celui de Kayan à celui d’Iroquois et celui de Kayan de celui de Cherokee.


Introduction 1
Poteau avec personnage. Benoa, Kalimantan central, Indonésie. 19ème siècle. Bois. H: 74” / 188 cm. Private collection. Photo: Scott McCue.
Introduction 2
Personnage aux bras tendus. Menyuke Dayak. Kalimantan Ouest, Indonésie. 19ème siècle ou avant. Bois. H: 48” / 121.9 cm. Arm span: 49” / 124.5 cm. Private collection. Photo: Scott McCue
Introduction 3
Figure ancestrale d'un important personnage de la noblesse. Ot Danum ou Ngaju, fleuve Rongan, Kalimantan central, Indonésie. 19ème siècle. Bois. H: 68” / 172.7 cm. Private collection. Photo: Scott McCue .


Caractéristiques communes

La majorité des groupes Dayak vivent en communauté le long de rivières navigables dans de grandes structures communautaires construites sur pilotis et appelées « maisons-longues ». La plupart utilisent la technique de la culture sur brûlis pour cultiver le riz, leur principale base alimentaire, accompagnée de fruits et de légumes prélevés de la forêt tropicale, obtenant les protéines animales nécessaires par la chasse et la pêche. La guerre et le rituel de la «chasse aux têtes» étaient des pratiques courantes. Jusqu'à l'introduction de l'islam et du christianisme, les Dayak étaient animistes, convaincus que des esprits habitent le monde naturel, jouent un rôle important dans leur vie quotidienne et doivent être apaisés par des rituels appropriés. Alors que de nombreux groupes Dayak avaient une structure sociale stricte avec des nobles, des roturiers et des esclaves, d’autres, notamment les groupes Iban du Sarawak et de l'ouest de Bornéo, vivaient sous un système plus égalitaire avec un statut acquis par des actes ou par consensus. D'autres groupes nomades plus petits encore, comme les Punan, étaient peu organisés socialement, parcourant les forêts profondes, dormant dans des abris temporaires et survivant en échangeant des produits forestiers avec les villageois sédentaires.

Pratiquement tous les groupes Dayak sédentaires créent des œuvres d'art remarquables en utilisant les produits forestiers disponibles ainsi que des articles commerciaux. La plupart des tribus Dayak sculptent dans le bois, tissent des nattes et des paniers en rotin, tandis que d'autres groupes se spécialisent dans les textiles tissés à la main, de spectaculaires œuvres perlées et des objets en métal. Ceux-ci ne sont pas fabriqués de manière frivole. Au sein de leur culture rituelle et de leurs pratiques utilitaires, ils agissent comme des circuits de communication vers les esprits, sont des objets de protection ou des symboles de statut et de richesse.


Classification et identification

Les groupes proto-Dayak sont arrivés à Bornéo par vagues successives pendant des millénaires, chacun apportant avec lui ses propres motifs sculpturaux. Dans la plupart des cas, il est relativement aisé d'associer tel motif et/ou tel style à un groupe spécifique mais ce n'est pas toujours possible. La principale difficulté rencontrée pour déterminer l’origine et l'identité spécifique d’une sculpture Dayak réside dans le fait qu'au fil du temps des motifs et des styles usités par des populations voisines ou plus éloignées, avec qui ils entretenaient des contacts commerciaux par exemple, ont été adoptés. D’une nature souple et réactive, l’esprit des populations Dayak s’est toujours adapté aisément aux diverses influences rencontrées, aux nouvelles idées, y compris technologiques et aux concepts religieux alternatifs, intégrant des éléments plastiques externes à ceux préexistants. Les échanges commerciaux séculaires avec l’Inde, la Chine et d’autres cultures d’Asie du sud-est, puis avec l’Islam et la Chrétienté ont introduit de nouveaux motifs, de nouveaux matériaux ainsi que des outils plus efficients pour continuer de créer et d’enrichir leurs œuvres d’art.


La grande mobilité des groupes Dayak rend cette question d’autant plus complexe ; pour répondre à des diminutions de ressources, à une augmentation de la population, à des conflits politiques internes ou aux conséquences de guerres territoriales, ils se déplaçaient à intervalles réguliers de l’ordre de quelques générations. Bien que la plupart des plus petites populations Dayak aient été affiliées à des groupes culturels et linguistiques plus larges, ils développaient néanmoins souvent une conception identitaire locale, le plus fréquemment associée à un emplacement de village sur une rivière ou un affluent spécifique d’un fleuve, ou bien à la proximité d’une configuration géographique ou géologique remarquable. Cette identité singulière pouvait être conservée ou abandonnée lorsque cette population migrait vers un nouvel emplacement ou une nouvelle région. En outre, elle pouvait aussi assimiler un ou plusieurs groupes voisins plus petits, puis être absorbée à son tour par d’autres groupes dominants. Tous ces déplacements géographiques ajoutent à la confusion pour déterminer la véritable origine d’un artefact, son identification originelle.


Malgré tous ces écueils, l’étude approfondie d’un large éventail de la production artistique Dayak trouvée sur l'île fait apparaître ce qui semble être deux courants d'expression artistique majeurs. Le premier regroupe la catégorie d'objets fabriqués par le peuple Kayan, objet de cette publication, et traité en détail dans les pages suivantes. Le second, autre grand courant artistique de Bornéo, que nous appellerons « occidental », est celui que l'on trouve principalement dans les régions ouest, sud et centrale de Bornéo, principalement chez les groupes Ngaju, Ot Danum, Tunjung, Benua, Kanayatn, Iban, Bidayuh, etc. Ce style utilise des images représentant des ancêtres nommés ou des esprits ancestraux, des animaux et des matériels rituels qui sont travaillés dans un style naturaliste aux caractéristiques reconnaissables. L'environnement local fournit principalement les images notamment les singes, les chats de jungle, les oiseaux, les serpents, les lézards et crocodiles, aisément identifiables. Les accessoires tels que les boîtes de noix de bétel, les armes et les vêtements sont tout aussi reconnaissables.


Un examen plus attentif permet cependant de subdiviser ce groupe stylistique "occidental" en quelques variations régionales distinctes. Par exemple, les Iban (Iban, Kantu et Mualang), qui ont migré vers l'ouest de Bornéo il y a environ 600 à 800 ans (la période spécifique est contestée) utilisent un style naturaliste avec des variations notables. Il est fort possible que ce style ait été adapté lorsque ce groupe s’est mêlé aux cultures locales. Une autre catégorie de sculptures en bois de fer, apparemment unique, comprenant seulement quelques exemplaires connus, est originaire d’une zone située juste au sud de la frontière du Sarawak, dans la partie nord-ouest du Kalimantan indonésien. Les personnages sont debout, genoux fléchis, mains jointes au niveau du menton. Une cavité rectangulaire, qui semble avoir été fermée par un couvercle, bien qu'aucun n’ait jamais été retrouvé, a été creusée dans leur dos. Trois d’entre elles ont une tête extrêmement filiforme, avec des yeux placés haut de chaque côté. Ces figures ne semblent pas être liées à aucune autre sculpture existante (fig. 5).


Une surprenante révélation

Sur ce peuple de tradition orale, utilisant des matériaux organiques périssables, que ce soit pour son architecture, ses structures funéraires et ses objets utilitaires et vivant dans un environnement forestier et climatique difficile, peu de documentation écrite ancienne est à notre disposition. Pour cette raison, les quelques objets répertoriés comme très anciens doivent être étudiés par les nombreux chercheurs contemporains. La plupart des informations fournies par les anthropologues proviennent de l'étude des histoires orales des Dayak et d'artefacts crées relativement récemment. Cela fait peu de données solides et de références visuelles pour éclairer leur préhistoire artistique... c'est-à-dire jusqu'à très récemment !


Au cours des trois ou quatre dernières décennies, un nombre considérable de sculptures et d'éléments architecturaux en bois, d'aspect archaïque, ont fait surface sur le marché de l'art tribal. Nombre d’entre eux ont été retrouvés sur des sites abandonnés depuis longtemps, cachés dans des grottes sèches, des corniches de falaises, ou encore enfouis profondément dans la boue des rivières, émergeant lorsque ces rivières ont modifié leur lit ou que leur niveau a drastiquement baissé. La majorité de ces objets sont sculptés dans des bois durs extrêmement denses, comme le bois de fer, longtemps utilisé en raison de sa résistance à l’érosion et aux infestations d'insectes. Au moment où elles ont commencé à apparaître sur le marché de l’Art, à partir d’idées reçues, on a supposé que ces sculptures ne devaient être âgées que de quelques centaines d'années. Toutefois, cette supposition a été balayée au milieu des années 1990, lorsqu'une poignée de pionniers contemporains, notamment le Dr Ruth Barnes, actuellement conservatrice de la collection Indo-Pacifique à l'université de Yale, a décidé de dater au 14C plusieurs textiles indonésiens. Étonnamment, certains d’entre eux sont revenus avec des dates très anciennes. Tom Murray, un marchand d'art de la baie de San Francisco, a alors jugé utile de tester plusieurs sculptures en bois d'aspect archaïque; les datations ont révélé des dates encore plus anciennes, certaines ayant plus de 1 000 ans.


Tout d’abord, les spécialistes de l'art de Bornéo ne croyaient pas à ces résultats surprenants. Pourtant, après un nombre considérable de tests ad hoc et un regard neuf sur les datations au 14C effectuées sur des objets trouvés dans des grottes du nord de Bornéo, ces résultats surprenants se sont avérés remarquablement cohérents. Les datations ont révélé un gradient d’âge allant de quelques centaines d'années à près de 3 500 ans. Cette écrasante prépondérance de preuves a convaincu tous les sceptiques, sauf les plus endurcis, que certaines statues Dayak étaient en fait beaucoup plus anciennes que prévu. Rétrospectivement, ces premières datations au 14C n'auraient pas dû être aussi choquantes si l'on considère les résultats obtenus sur des objets d’art provenant d'autres régions du monde. Par exemple, les sculptures proto-Dogon d'Afrique de l'ouest ont souvent plus de 1 000 ans; en Chine, des objets en bois laqué de la période des Royaumes Combattants (vers 300 avant J.-C.) sont souvent retrouvés intacts, et des matériaux organiques découverts dans les tourbières peuvent être vieux de plusieurs milliers d'années et néanmoins parfaitement conservés.


Introduction 1
Figure debout. Groupe dayak inconnu, Bornéo Ouest, Indonesia. Bois.

H: 34.6” / 87.8 cm. Yale University Art Gallery, inv. ILE2012.30.284. Photo: Johan Vipper.

Introduction 2
Danse guerrière du goupe dayak Tring. Carl Bock, The Head- Hunters of Borneo, Sampson, Low, Marston, Searle & Rivington, London, 1881, v. 9, pl. 11. Private collection.


Enjeux et méthodologie

Il est problématique, en supposant que l’ancienneté d'un objet Dayak soit supérieure à un siècle, voire de plusieurs siècles, voire de millénaires, de déterminer son origine culturelle en corrélant le lieu de la découverte avec le groupe ethnique local qui y l’habite actuellement. Comme nous l’indiquions ci-dessus, ces populations sont très mobiles, dans ces conditions il est improbable que celle qui vit aujourd'hui à proximité du site de récupération d’un objet d'art appartienne au même groupe que celui qui a façonné cet objet quelques centaines d'années auparavant. Il en résulte, pour de nombreux objets parvenus sur le marché de l’Art, des complications supplémentaires au niveau des informations fournies par les revendeurs locaux. Afin de protéger leurs sources et les lieux des découvertes, il est fréquent de dissimuler ces informations ou d’en fournir délibérément qui soient erronées. Au mieux, elles peuvent désigner une localisation générale - un grand fleuve, par exemple - mais rarement l'affluent ou le village spécifique de la découverte. Par conséquent, il n'est pas toujours possible de déterminer avec précision l'emplacement d’origine où a été trouvé l’objet.


En raison de cette difficulté d'attribution de chaque objet à une appartenance culturelle et un emplacement spécifique, il est préférable d'éviter d'utiliser des « étiquettes », sauf à disposer d’informations authentiques vérifiables. Les tranches d'âge utilisées dans cette publication sont basées sur les résultats obtenus par datation au 14C, ou sur la comparaison avec des objets similaires datés au 14C, ou encore sur des estimations basées sur des indices visuels tels que les caractéristiques de l’érosion et de la patine. Ces données sont uniquement destinées à guider la discussion et ne doivent pas être considérées comme étant des valeurs absolues. Outre les questions relatives à leur identification culturelle et à leur ancienneté, les motifs picturaux apparaissant sur les objets Dayak les plus archaïques ne sont pas toujours faciles à interpréter. De nombreuses tentatives pour décrire et organiser ces informations ont été tentées mais le résultat n’est pas toujours probant. De fait, plus le nombre d’informations mises en lumière par de nouvelles découvertes augmente, plus leur histoire devient complexe. C’est la principale raison pour laquelle il est fréquent de constater des désaccords ou des contradictions dans les études et les publications disponibles actuellement.


Compte tenu de ces limites, notre recherche privilégie les meilleures informations utilisables. Elle ne prétend pas être exhaustive car il existe de nombreux exemples connus autres que ceux examinés ici, y compris certains styles aberrants, mais qui n’étaient pas disponibles au moment de cette publication. Probablement, certains d’entre eux seront inclus dans une future mise à jour. Tout comme il est vraisemblable, voire même certain, que de nouvelles données issues recherches additionnelles, soit par le biais d’études génétiques, soit par de nouvelles datations 14C, soit tout simplement par de nouvelles découvertes sur le terrain, préciseront ou modifieront les données disponibles présentement.


Mark Johnson