ITINERAIRE D'UNE DÉCOUVERTE
Parcours d’une œuvre d'art tribal : d'une rivière de Bornéo aux vitrines de Saint-Germain-des-Prés.
Vue sur le Haut-Mahakam depuis le sommet qui marque la ligne de séparation des eaux entre le bassin de la Mahakam et celui du Barito. Bornéo, Kalimantan, Indonésie. Photo Bertrand Claude.
Au cours d’une douce soirée tropicale comme seule Bali en offre, Taty, ma compagne et moi-même, discutons tranquillement de choses et d’autres en sirotant un dernier verre lorsque son téléphone portable se mit à vibrer : il était environ 21h30. Je pense alors qu’il s’agit probablement de Winda, la fille de Taty, désireuse de s’enquérir des courses à réaliser au marché le lendemain matin et je restais dans mes pensées. Pourtant, très vite, les silences et le ton des rares paroles de Taty m’alertent ; cela semble très sérieux. En tendant l’oreille, je comprends très vite qu’il s’agit de l’un de nos fournisseurs. Pour appeler à cette heure, ce doit être important. Au bout de quelques minutes, elle raccroche. « c’était Anton! » dit-elle. Je sursautai! Anton est l’un des meilleurs collecteurs d’objets de Bornéo depuis des décennies et nombre de marchands, américains et européens, lui doivent d’avoir pu acquérir nombre de pièces authentiques exceptionnelles. « Et que veut-il? » répondis-je, trahissant une certaine fébrilité. Je connais Anton depuis plus de dix ans. Homme cultivé, pudique et discret, ses talents de chasseur valent son œil avisé. Si Anton nous appelle à cette heure, cela signifie que quelque chose vient de « sortir ». Il m’a envoyé les photos d’un hampatong par email, il voulait savoir si je les avais vues ». « Et alors? » demandais-je. « Je n’ai pas encore ouvert mes e-mails aujourd’hui » répondit-elle d’un ton calme et sans aucune émotion particulière, comme sont en général les indonésiens dans les moments graves. « Ouvre mon ordinateur si tu veux! ».
Les photos de ce hampatong tournaient dans ma tête, embarquant mes pensées dans des courses folles pour revenir s’entrechoquer avec fracas sur la seule question sans réponse: « Mais qu’est-ce que c’est? »
Une des photographies jointes au courriel d'Anton montrant le hampatong dans sa totalité. Photo Anton. Copyright Bertrand Claude.
Je ne sais pas contenir mes émotions, a fortiori lorsque je reçois une alerte d’un rabatteur important. Je démarre aussitôt son MacBook et ouvre le message d’Anton. Lorsque j’aperçois les images jointes, je reste sans voix. Au bout de quelques instants, je fais pivoter le Mac face à elle et ajoute, « Have a look! ». Taty comme à son habitude regarde les photos, longuement, silencieusement. Enfin, avec un sourire mi-figue mi-raisin, elle me glisse à l’oreille: « And you, what do you thing about? ». Le lendemain matin, nous sommes à l’aéroport dès 5h30 pour nous rendre à Balikpapan, Kalimantan Est, puis rejoindre en taxi durant deux bonnes heures sur une route défoncée, sinueuse et très fréquentée, Samarinda, estuaire de la Mahakam, où réside Anton, non sans avoir au passage réservé un hôtel. Nous arrivons en fin de matinée sous une chaleur écrasante et en sueur. La saison sèche s’installe. Depuis la veille au soir, je suis excité comme une puce et n’ai pu trouver que difficilement le sommeil. Les photos de ce hampatong tournaient dans ma tête, embarquant mes pensées dans des courses folles pour revenir s’entrechoquer avec fracas sur la seule question sans réponse: « Mais qu’est-ce que c’est? ».
De temps à autre, les semaines passées à remonter les rivières sont récompensées par quelques beaux objets collectés, comme un cadeau de la forêt à ses admirateurs.
Carte de la Mahakam et de ses principaux affluents. 1945. Contributor Janis. Library of Congress. USA
Lorsque nous arrivons chez Anton, nous n’avons pas pris le temps de passer à l’hôtel pour déposer nos bagages tant nous avons hâte de voir cette découverte. Elle est là, allongée sur la terrasse de larges carreaux blancs de la petite maison basse d'un quartier résidentiel propret de Samarinda, majestueuse, impériale, calme (fig.1). Cigarettes kretek dans une main, café brulant dans l’autre, je laisse Taty et Anton converser et me concentre sur la « bête ». Avec Anton, nous avons en commun l’amour de Bornéo, de ses populations, de ses mystères et des hampatongs. De temps à autre, les semaines passées à remonter les rivières sont récompensées par quelques beaux objets collectés, comme un cadeau de la forêt à ses visiteurs . Il n’est pas toujours aisé de comprendre les motivations des collecteurs d’art tribal, et plus encore les émotions ressenties. Pendant des semaines, des mois parfois, votre énergie est tendue vers toutes les sources d’information possibles ; cartes, livres, collecteurs, etc. à la recherche du moindre indice qui permette de vous mettre en chasse. Et soudainement, en quelques minutes, quelques heures, une œuvre vous fait face, s’offre à vous, à votre œil, à votre instinct.
Votre esprit commence à l’analyser, à la situer dans votre répertoire personnel. On se transforme alors immédiatement en émotion, nous ne sommes plus qu’ émotion! Le cœur bat la chamade, les questions envahissent votre esprit, les souvenirs des découvertes antérieures s’imposent comme des éclats du passé, des fragments enfouis de vos visites aux musées et aux expositions jaillissent du fond de la mémoire; on fouille dans ses lectures, à la recherche d’un indice, d’un point de repère. Tout cela provoque en vous une tempête émotionnelle, un état de grâce, une sensation de bien-être, vous êtes seul au monde! Vous devez vous décider! Nous avons discuté tard dans la soirée, de tout, de rien; il n’y a pas grand-chose à dire devant une telle surprise une fois les informations d’usage échangées ; provenance géographique, style, tribu, références. Le lendemain, la statue s’envole avec nous pour Bali. Elle n’y quitte pas sa caisse et est expédiée immédiatement à Paris. C’est la fin du mois de juin. Je demande à mon ami Anthony Plowright de réceptionner le « colis » dans quelques jours à Roissy. Quand à moi, j’arrive à Paris le 4 juillet 2008.
Détails du torse et du bras. La tête vue de dessus. Photos Anton. Copyright Bertrand Claude.