VOYAGE DANS LES PROFONDEURS DU BOIS
De l’abattage de l’arbre au façonnage de l’œuvre, de son immersion dans une rivière de Bornéo à son émersion quelques siècles plus tard, un hampatong a plusieurs vies. Pour retracer chacune d’elles, une investigation scientifique va remonter le temps à travers la matière. Récit sans langue de bois.
L’été 2008 fut magnifique. Dès mon arrivée, je cours chez Anthony. Allongée dans le living de l’appartement du boulevard Magenta, la Belle dévoile sa beauté à qui sait et veut voir. Avec Anthony Plowright, un des meilleurs spécialistes en art indonésien, nous goûtons notre joie de la regarder enfin dans le détail. Et si le vin que nous buvons est un cru modeste, le moment, lui, est exceptionnel et les interrogations nombreuses. Que représente-t’elle? Quelle âge a-t’elle? À quel groupe stylistique se rattache t’elle? etc. Très rapidement nous faisons réaliser une datation C14 et un socle provisoire ; qu’elle soit debout tout de même! En plein été à Paris, c’est une gageure! Nous y parvenons toutefois.
De gauche à droite. Le hampatong,bd Magenta, Paris. Photo BC. Emplacement du prélèvement pour le premier C14 et courbe de résultat. Ciram 2008. Photo du hampatong communiqué à Tribal Art Magazine.
Et si le vin que nous buvions était un cru modeste, le moment, lui, était exceptionnel et les interrogations nombreuses. Que représentait-elle? Quelle âge avait-elle? À quel groupe stylistique se rattachait-elle?
Début Septembre, alors que Parcours des Mondes ouvre ses portes, la Belle trône majestueusement dans l’appartement du bd Magenta sans cesser de nous fasciner et de nous interroger, dans l’attente d’un collectionneur new-yorkais, amateur d’art tribal et de Bornéo en particulier, de passage à Paris. Nul doute que devant une telle opportunité et avec les conseils avisés d’un connaisseur tel qu’Anthony Plowright, il va « craquer ». La réaction de ce collectionneur est hilarante. Après l’avoir regardé rapidement, il déclare qu’elle l’effraye car elle lui rappelle ses « cauchemars d’enfant ». J’avoue que ces propos déconcertants, rapportés par Anthony Plowright, m’ont laissé pantois. Les figures effrayantes ne manquent pas dans l’art tribal en général et cette statue n’a, à mes yeux, rien d’effrayant. Mais bon!
Crédit photo: 401kalculator.org via Flickr.com. License by creative commons.
Hélas, le 15 septembre 2008, la banque Lehman Brothers est déclarée en faillite. Patatras! La panique s’empare du monde de la finance, les politiques s’en mêlent, les médias parlent d’une crise économique et financière sans précédent, une réaction en chaine catastrophique est évoquée, les scénarios les plus noirs sont relayés sur les ondes pendant que les dirigeants des pays occidentaux courent de G7 en G20!
Patatras!, le 15 septembre 2008, la banque Lehman Brothers est déclarée en faillite. La panique s’empare du monde de la finance, les politiques s’en mêlent, les médias parlent d’une crise économique et financière sans précédent, une réaction en chaine catastrophique est évoquée, les scénarios les plus noirs sont relayés sur les ondes et nos espoirs d’une vente rapide s’évanouissent pendant que les dirigeants des pays occidentaux courent de G7 en G20. Les fêtes de fin d’année sont moroses. Et puis le temps fait son œuvre. Je comprends que cet exceptionnel hampatong va être difficile à vendre. Il va falloir le comprendre, l’analyser, le documenter et l’expliquer. Tous les canons de la sculpture monumentale de Bornéo sont réunis sur cette pièce mais dans un agencement totalement inédit. Et c’est cela qui perturbe ceux qui le voient pour la première fois, même et surtout les connaisseurs de l’art de Bornéo. Les mois et les années passent. De temps à autre je demande des nouvelles de cette « Reine » à Anthony Plowright. Les réponses, la plupart du temps, sont vagues et confuses. La « crise économique », la « peur » qu’elle suscite, les « recherches » qui prennent du temps, sont régulièrement, machinalement, évoquées comme une rengaine, un vieux disque rayé. Notre relation s’effiloche avec le temps qui passe, les échanges deviennent difficiles. On tourne en rond! Aussi, courant Décembre 2011, je me décide à récupérer ma « belle » de Bornéo, ne serait-ce que pour en profiter un peu, l’avoir près de moi, car depuis des années, je ne l’ai « fréquentée » en tout et pour tout que quelques heures. Le 1er juin 2012, à 14h45, un camion livre la sculpture. Je ne l’ai plus vue depuis trois ans. Lorsque je me retrouve seule avec elle, je comprends à quel point elle m’a manquée et je remercie le ciel qu’elle soit revenue.
Antony Plowright est un précurseur dans l’utilisation de la Science et de ses techniques pour authentifier et dater des objets indonésiens. Dès les années 80, il entreprit de nombreuses datations par diverses techniques sur des objets d’art en provenance d’Asie du sud-est.
Notre cohabitation démarre sous les meilleurs auspices. Tout à ma joie de pouvoir la regarder à ma guise à toute heure du jour et de la nuit, à la lumière du jour, des bougies ou des spots, dans la pénombre ou en pleine lumière, je l’examine en détail et sous tous ses angles. Je dispose d’un bon C14 (15/17e) et d’une étude xylologique, réalisée par Xylodata, qui identifie le bois mais je ressens l’envie d’aller plus loin. Si cette sculpture a séjourné plusieurs centaines d’années dans le limon d’une rivière, il doit être possible de trouver des traces qui témoignent de ce passé aquatique. Spontanément, je téléphone à Victoria Asensis Amoros, directrice du laboratoire Xylodata qui a réalisé l’étude xylologique durant l’été 2008. Elle se souvient parfaitement de cette sculpture et au cours de notre conversation, j’apprends qu’une étude archéodendrométrique, commandée par Anthony Plowright, et réalisée en collaboration avec Catherine Lavier, existe. Je n’en avais pas connaissance! Quelques minutes plus tard, le document PDF arrive par courriel, magie d’Internet! Très complète, cette étude apporte des informations supplémentaires essentielles et inédites (ici). J’exulte, fou de joie de disposer enfin, quatre années plus tard, de cet important document qui complète la datation par C14 et l’identification du bois! Antony Plowright est un précurseur dans l’utilisation de la science et de ses techniques pour authentifier et dater des objets indonésiens. Dès les années 80, il entreprend de nombreuses datations par diverses techniques sur des objets d’art en provenance d’Asie du sud-est. À ses côtés j’appris beaucoup. Rendons à César ce qui appartient à César!
Alain Schoffel dans sa résidence des Côtes d'Armor, Bretagne, France. Octobre 2009. Copyright Bertrand Claude.
Un matin ensoleillé de Juin, j’ai l’agréable surprise de recevoir un appel téléphonique d’Alain Schoffel avec qui j’entretiens depuis de nombreuses années des relations amicales. " tu me caches quelque chose" me lance-t’il avec une pointe de déception et une bonne pincée de curiosité dans la voix. "Non, je ne t’ai jamais rien caché, je ne vais pas commencer" rétorquai-je. "J’ai croisé Anthony il y a quelques jours, il m’a dit que tu avais quelque chose de Bornéo, «sublime» selon ses propres mots! Tu ne me l’as pas montré mon coquin!" Ma surprise passée, je racontais les faits. "Ce hampatong m’est revenu il y a à peine deux semaines et je suis encore en train de le travailler. Tant que je l’avais confié à Anthony, je ne pouvais pas t’en parler. Mais désormais qu'il m'est revenu, tu peux passer quand tu veux pour le voir". Rendez-vous est pris pour septembre, la veille de Parcours des Mondes 2012. Les dés sont jetés!
Après tout, s’il est possible de connaitre la composition d’une étoile située à des centaines d’années-lumière de notre planète par l’analyse de son spectre lumineux, on doit pouvoir analyser du bois pour reconstituer son passé!
Comme la plupart de ceux qui ont été en contact avec cette statue monumentale et nous sommes, à ce moment-là, une petite poignée, elle nous questionne sans apporter beaucoup de réponses. Bien sûr, il y a un très bon C14. Bien sûr, elle est sculptée dans un bois utilisé par les artistes dayak (ici). Bien sûr, l’analyse archéodendrométrique pointe un séchage naturel et une érosion caractéristique, les techniques de taille au feu, la position de la grume dans l’arbre. Certes elle respecte l’axe tête-cime/pieds-racines (ici). Toutes ces informations sont a priori amplement suffisante d’un point de vue technique pour authentifier une œuvre d’art de Bornéo, mais la réticence du marché de l’art à reconnaitre une œuvre qui ne s’intègre pas dans un corpus identifié par des experts est de notoriété publique. Concernant les œuvres en provenance de Bornéo, les exemples de découvertes uniques sont nombreux et certains publiés. Bornéo, c’est une île gigantesque recouverte d’une forêt impénétrable recouvrant des montagnes entrecoupées de torrents et de rivières, explorée très tardivement, peuplée d’une mosaïque de tribus issues de multiples vagues de migrations et ce depuis des milliers d’années. Cette géographie et cette histoire singulière ne peuvent que fournir une multitude de styles dont certains se limitent à un groupe de quelques villages, voire à un seul village! Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’une découverte d’un style inconnu survienne. Encore faut-il se mettre d’accord par ce qu’on entend par style! Je décide alors de trouver avec quel type d’analyses scientifiques on peut explorer le bois-matière. Après tout, s’il est possible de connaitre la composition d’une étoile située à des centaines d’années-lumière de notre planète par l’analyse de son spectre lumineux, on doit pouvoir analyser du bois pour reconstituer son passé. Fort de cet axiome, je me mets en quête de laboratoires scientifiques capables de tracer la vie de cet objet. De fil en aiguille, au cours de l’été 2012, mes recherches sur le web et mes nombreux coups de téléphone à plusieurs universités et laboratoires m’orientent vers une spécialité scientifique digne des meilleures séries policières : la tracéologie.
De gauche à droite. Coupe transversale su Shorea sp. Crédit Xylodata. Vue de la patine du hampatong au microscope. Vue de la micro-texture dans le plan transversal au Microscope Electronique à Balayage avec Imagerie en mode Electrons rétrodiffusés. Crédit Lamoa Expertise.
Autrement dit, ce nouveau type d’analyse détermine si la taille de la sculpture a été réalisée après l’abattage du bois ou, plus tardivement, sur un bois déjà vieux de plusieurs siècles.
Dès mon premier contact avec Marie-Pierre Etcheverry, du laboratoire Lamoa, je suis convaincu d’être dans la bonne direction. Non seulement elle m’indique qu’il est possible d’observer, à l’aide de différents types de microscopes, le bois et sa patine pour relever de nombreux indices invisibles à l’œil nu, comme des traces d’outils modernes, ou l’emploi d’acides et divers produits chimiques, mais elle me propose aussi de tester une nouvelle méthode scientifique développée par deux de ses confrères, Emmanuel Vartanian et Céline Roque du laboratoire Re.S.Artes, qui permet de savoir si le façonnage de la sculpture est en adéquation avec l’âge du bois. Autrement dit, cette analyse détermine si la taille de la sculpture a été réalisée aussitôt après l’abattage du bois ou, plus tardivement, sur un bois déjà vieux de plusieurs siècles. Je donne immédiatement mon accord, enthousiasmé par l’idée de voyager dans les profondeurs du bois de cette statue. Si les résultats sont positifs, cet appareil d’analyses scientifiques peut s’avérer fort utile pour lever les soupçons qui pèsent sur certaines pièces d’art tribal. Le monde de l’Art élargit ainsi son champ de connaissances et gagne en clarté. Les prélèvements d’échantillon de bois ont lieu en Septembre. Simultanément, Parcours de Mondes 2012 vient d’ouvrir ses portes, et Alain Schoffel me rend visite pour voir le « sublime » hampatong. Il est immédiatement enthousiaste et son verdict ne tarde pas ! Non seulement il est impossible, avec l'œil et l'expérience, de douter de l’authenticité de l’objet, mais il voit cette sculpture comme un chef-d’œuvre de Bornéo et au-delà, de l’art tribal de l’Asie du sud-est. Son oreille est attentive lorsque je décris les recherches scientifiques en cours et il se montre très intéressé par les perspectives ouvertes. Pour résumer sa pensée, Alain pense que les analyses scientifiques sont le prolongement de l’œil de l’expert qui perçoit intuitivement l’histoire de l’objet avec son empirisme et ses connaissances. Cette position est d’ailleurs celle des scientifiques qui précisent que leurs analyses permettent de confirmer, et non d’affirmer, l’authenticité d’une œuvre et son histoire. Je suis fou de joie bien que la prudence me conseille d’attendre les résultats des analyses scientifiques qui doivent être achevées quelques semaines plus tard. C’est à Noël que le verdict tombe. En complément du C14, d’une étude xylologique et archéodendrométrique (ici), les analyses de la surface et l’étude de l’altération de la surface sculptée (ici) confirment l’histoire de cette sculpture, de l’abattage de l’arbre à sa taille, de son immersion dans une rivière durant un « temps archéologique » à son émersion récente ainsi que l’ancienneté de son façonnage. Toutes les étapes de l’histoire physique de cette œuvre d’art sont identifiées. C’est une « première » pour un objet d’art tribal.
De gauche à droite. Spectre d'analyses élémentaires en dispersion d'énergie de rayons X(EDX). Crédit Lamoa Expertise. Spectres infra-rouges de l'échantillon E3 et comparaison traitée en dérivée seconde. Crédit Re.S.Artes.
En ce début d’année 2013, je prends alors une décision sans imaginer que ses conséquences se feront sentir plusieurs mois plus tard. Mais à ce moment-là, je suis empreint de naïveté et d’enthousiasme, voire d’idéalisme. Mon idée est alors de partager ces nouvelles techniques d’investigation scientifiques et leurs résultats avec la communauté de l’art tribal et permettre aux professionnels de les mettre en œuvre. Pour cela j’écris un courriel à la rédaction de Tribal Art Magazine, expliquant les études réalisées, les résultats et l’intérêt de cette nouvelle démarche. Un premier contact téléphonique est très positif. Le magazine se montre vivement intéressé. Nous convenons de confirmer un rendez-vous prochainement.