RELIQUAIRES ANCESTRAUX
Parmi les objets d'art Kayan, il faut noter une série de pièces extraordinaires et potentiellement anciennes, en bois dur, représentant de puissants esprits-gardien, peut-être le dieu du tonnerre Aki Belarik Ubong Do', et qui étaient réservées aux reliquaires des ancêtres de l’aristocratie de la communauté. Les exemplaires les plus intéressants de ces figures, communément appelées « gardiens de grottes » sur le marché de l'art, ne sont pas, malgré leur apparence, des statues autoportantes. Prolongeant chaque extrémité du reliquaire, elles sont projetées horizontalement vers l’extérieur face vers le haut, la tête reliée à une extrémité du reliquaire, les jambes flottant dans l'espace. Le recto de la sculpture est en fait le haut et le verso, le bas. Comme beaucoup de ces représentations ont été sculptées dans une essence « dure » et se trouvaient souvent dans des lieux reculés de la forêt équatoriale, difficiles d’accès, les autochtones (ou « coureurs ») les détachaient, en les sciant, des extrémités des reliquaires rectangulaires pour faciliter le transport (fig. 26, en haut).
Dessin montrant les points d'attache des figures aux reliquaires ancestraux archaïques à la tête (en haut) et aux pieds (en bas). Dessins de Mark Johnson et d'Alan Johnson.
La première version de cette figure de gardien de sanctuaire présente une tête de forme pentagonale (désignée dans le texte PSH pour Pentagonal-Shaped Head). Les visages de ces figures sont souvent plus implicites que formulés, avec une bouche saillante en losange, une ligne de crête verticale qui semble indiquer un nez, et, sur certains exemplaires, les yeux sont marqués par des cauris encastrés. Il n'est pas rare que des coquillages supplémentaires soient insérés en complément dans d'autres zones, telles que le nez, la bouche, la poitrine ou les membres, y compris aux articulations des genoux et des coudes. La plupart de ces silhouettes semblent être dans une même position accroupie, mais en y regardant de plus près, il existe de subtiles différences de postures. Certaines ont les mains sur les genoux, d'autres sur les hanches, d'autres encore devant ou derrière les cuisses. L’une d’elles a même une main sur la hanche et l'autre sur la cuisse, ce qui suggère que la silhouette est inclinée ou relâchée d'un côté (planche 5).
Une vingtaine d'objets de ce type ont déjà été retrouvés (y compris ceux des planches). La majorité des exemplaires connus sont en mauvais état, souvent fortement érodés ou avec des membres cassés. Seuls quelques uns subsistent sous forme de figures complètes. Toutes les statues connues de ce type et datées au 14C ont une ancienneté comprise entre 900 et 1300 ans environ. Si l’on suppose que ces dates sont exactes, ces objets seraient les plus anciennes sculptures connues de style Kayan. Un autre groupe de personnages avec de semblables corps musclés ont, eux, une tête ou un visage en forme de cœur (désigné dans le texte HSH ou heart-shaped face or head), plus raffinés, avec des traits faciaux plus marqués, y compris les yeux et le nez, que le groupe décrit ci-dessus. Sur la base des résultats connus des datations 14C, ils ont une ancienneté comprise en moyenne entre 600 à 900 ans (planches 10-17). D'autres exemplaires, apparemment de la même époque, selon les datations 14C, sont de facture plus abstraite, l’accent étant mis sur la tête et le torse mais pas sur les membres (planches 18 et 19). Il est intéressant de noter que leur tête sont du type PSH plus ancien. De plus, lorsqu'ils sont dans leur position horizontale d’origine, c’est à dire attachés à l'ossuaire, ces personnages, vus de profil, forment également la tête et la queue de créatures mythiques (planche 19).
Dessin montrant les points d'attache des figures aux reliquaires ancestraux archaïques à la tête (en haut) et aux pieds (en bas). Dessins de Mark Johnson et d'Alan Johnson.
La planche 1 montre un exemple inhabituel de PSH, en partie à cause de la taille brute, voire « cubiste », peut être due à son grand âge. D'après la datation au 14C, c'est la sculpture sur bois la plus ancienne attribuée au style Kayan. Cependant, le plus intrigant dans cet objet est son absence de visage. Un examen approfondi de la coloration de la surface, de la texture et de l'altération semble indiquer que la pièce a été sculptée à l’origine de cette manière ou bien alors que les traits du visage ont été supprimés, juste après la taille, avant que le bois de fer ne durcisse. Pourquoi un artiste Dayak aurait-il omis de sculpter un visage à son œuvre? À moins que celui-ci n’ait été supprimé délibérément, postérieurement à son élaboration ? Les missionnaires de la période coloniale étaient connus pour défigurer les statues, le plus souvent pour enlever des représentations à caractère sexuel, mais cet objet a été façonné plusieurs siècles avant leur arrivée. On peut supposer que l’ancêtre déposé dans ce reliquaire jouissait d'un statut suffisamment élevé pour que cela nécessite la réalisation d’une telle œuvre, mais que, pour des raisons totalement inconnues - « mauvaise mort » de la personne ou crime horrible découvert postérieurement - des membres de la communauté ou du clan aient décidé de souiller les motifs protecteurs par nécessité ou par vengeance. Les circonstances, les raisons et les motivations de cet acte resteront inconnues, mais il semble plutôt que ce soit un acte délibéré de défiguration et non un choix artistique.
Selon des sources locales, les exemplaires présentés planches 2 et 3, typiques du type PSH, auraient été trouvés dans une grotte au début des années 1980 avec dix autres figures semblables, toutes apparemment étant des sections terminales jumelées de six reliquaires ancestraux. Ce sont les premiers objets de ce type à être arrivés sur le marché de l'art. Ce sont également les deux seuls spécimens connus de figures complètes présentant cette configuration spécifique et étrange des yeux : deux trous chacun, formant un angle pour l'insertion de cauris ou de copeaux de porcelaine. Les cauris de l’exemplaire de la planche 3 ont été remplacés, comme la quasi-totalité de ceux que l'on trouve dans les autres archétypes de cette publication. Les cauris, ainsi que d'autres coquillages, perles ou ornements métalliques, sont souvent absents des statues ou des sanctuaires abandonnés très anciens, car les autochtones, considérant ces articles comme des biens commerciaux importants, les récupéraient souvent quelques temps après leur utilisation initiale. Il est probable que ces deux figures formaient autrefois une paire et qu'elles proviennent des sections terminales d’un même reliquaire. Les planches 3 à 9 montrent un éventail d'autres caractéristiques oculaires spécifiques, incluant un positionnement de cauris unique et des yeux marqués implicitement sans coquille.
Dans le panthéon des gardiens de reliquaires de grottes, cet objet est le seul exemplaire connu possédant conjointement des caractéristiques des deux styles HSH et PSH.
La statue de la planche 10 aurait été récupérée dans une autre grotte avec des infiltrations d’eau. Ce suintement humide a clairement provoqué une érosion caractéristique de ruissellement sur le « dos », sous la pièce. Les longs bras et la position accroupie donnent à cette créature un aspect simiesque. Dans le panthéon des gardiens de reliquaires de grottes, cet objet est le seul exemplaire connu possédant conjointement des caractéristiques des deux styles HSH et PSH. La figure principale avec sa face en cœur est caractéristique du premier (Heart-Shaped Face or Head) et sa partie basse, érodée, située sous les pieds du personnage est clairement une tête inversée du second (Pentagonal-Shaped Head). C’est elle qui faisait corps avec l'extrémité du reliquaire. Avant les récentes datations au 14C, ces deux styles - HSH et PSH - pouvaient s’interpréter de plusieurs manières. Soit il s’agissait de deux représentations distinctes d’une même figure spirituelle ou divine, utilisées par différents sous-groupes Kayan, soit de celles de deux divinités ou esprits symbiotiques distincts représentés dans des styles similaires mais divergents, ou bien encore que chaque figure correspondait à une période, l’une ayant évoluée vers l’autre. La datation 14C de cet exemplaire (figure 10) indique une ancienneté située dans une fourchette comprise entre 850 et 975 ans. Cela correspond exactement à la fin de l'ère PSH et au début de l'ère HSH. À la lueur de ces données, le troisième scénario, celui de l’évolution d’une représentation vers une autre, d’une période à une autre, semble être la réponse la plus probable, mais selon une tournure unique. Une des théories à propos de cet empilement conjoint de deux styles explique que la silhouette de l'HSH se superposerait à celle de la PSH dans un « écrasement » symbolique, exprimant un remplacement de l'ancienne représentation de l’esprit-protecteur par une nouvelle. L’autre point remarquable de cet exemplaire est que la silhouette complète (HSH) est orientée tête vers l’extérieur, ses pieds plantés dans la tête de l’autre silhouette (PSH), elle-même jointive avec l'extrémité du reliquaire (fig. 26, en bas). Or, par rapport à ce que l’on connait de ces figures où c’est la tête qui, généralement, se situe à l'extrémité de la châsse, le torse et les pieds étant orientés horizontalement vers l’extérieur, celle-ci se positionne inversement. Il est intéressant de noter que l'arrière de la tête principale (en forme de cœur) a été délibérément évidée, probablement pour éviter un sur-poids excessif à l’extrémité de l’ouvrage et que les pieds et les poignets ne deviennent des points de faiblesse et se brisent. C’est le signe certain d'une sophistication des techniques de taille développées avec ce style, ce qui suggère que cet exemplaire n’est certainement pas une aberration unique.
C'est le plus grand exemplaire connu des figures de gardiens de reliquaires.
La planche 11 illustre un type classique de HSH de « première génération » qui semble être une évolution du type PSH et représente un style de transition, ou « chaînon manquant », vers le HSH de deuxième génération, qui sera examiné ci-dessous. Il a le même corps et les mêmes membres musclés, ainsi que la tête pentagonale du type PSH classique, mais avec une face en forme de cœur. Visuellement, il se rapproche bien plus du type PSH que du type HSH plus ancien. C'est l'un des plus grands exemplaires connus de l'un et l'autre style et une datation au 14C le positionne dans un créneau de 700 à 600 ans BP. Les exemplaires des planches 12 et 13 ont des caractéristiques encore plus communes avec le style de figure HSH de la première génération. Les faces sont mieux définies, bien que l’ensemble soit toujours rugueux et anguleux, tandis que ceux des planches 14 et 15 sont des exemplaires classiques du type HSH de deuxième génération, avec des formes plus abouties et des lignes plus raffinées. Celui de la planche 14 a toujours un corps musclé très compact, mais le visage est nettement en forme de cœur avec des yeux, un nez et une gueule bien dessinés. Enfin, la statue de la planche 15 va encore plus loin par l’adjonction de mains et de doigts parfaitement définis. C'est le plus grand exemplaire connu des figures de gardien de reliquaires. À quelques exceptions près, la deuxième génération de HSH s’impose comme la version dominante des figures de gardien de reliquaire. On ne sait pas exactement combien d'exemplaires ont été datés au 14C, mais en tenant compte des données actuellement disponibles, il est fort probable que leur datation seraient concomitantes ou postérieures à la datation de l’exemplaire de la planche 11, c'est-à-dire environ 600-700 ans BP.
L’œuvre présentée planche 18 est un exemplaire exceptionnel particulièrement raffiné parmi les statues de style PSH-HSH. Sculptée avec sensibilité, son iconographie change en fonction de l'angle de vue, mêlant subtilement images multiples et motifs, plus que toute autre gardien de reliquaire identifié à ce jour. Vue horizontalement, c'est-à-dire de profil, on peut distinguer une tête animalière (peut-être un Aso), avec des crocs et des oreilles surdimensionnés, émergeant à l'extrémité de la boîte du reliquaire. L'autre extrémité de la boîte devait certainement comporter la queue de cette créature; une caractéristique qui va devenir plus courante au fil du temps (voir la planche 19 pour un exemple complet de ce type et les planches 20 et 22 pour des variations sur ce thème). Vue d’en haut, orientée verticalement comme si elle se tenait debout, l’œuvre se transforme complètement, révélant une variation de la représentation typique des esprits-gardiens de type PSH. Sa tête pentagonale archaïque était rattachée au reliquaire, sa poitrine proéminente forme également le sommet de la tête de l’animal tandis que les membres supérieurs sont produits à partir des oreilles. Orientée verticalement, une figure de gardien de reliquaire se distingue clairement, flottant, sans jambes, dans l'espace comme un esprit éthéré. Mais il y a davantage. À la base du torse de cette figure de sanctuaire se trouve une seconde tête, ou masque, anthropomorphique avec des yeux (peut-être autrefois incrustés de cauris ou de copeaux de porcelaine), un nez, une moustache et une langue. Et finalement, en regardant ce profil horizontalement, le petit nez triangulaire de l'animal semble devenir la protubérance du casque d’un calao. En résumé, plusieurs images importantes sont incluses dans cette pièce: l’une est probablement un Aso, ou dragon, symbole du monde souterrain ; une autre montre un calao, symbole du monde supérieur; une autre encore forme un visage anthropomorphe, moustachu, symbole du monde du milieu; l’ensemble composant l'image archaïque d’un esprit-gardien de grottes, symbole du monde des Esprits. Ce mélange, cet entremêlement d’images, est fréquent sur de nombreuses pièces Kayan. Les masques « hudoq » Kayan, par exemple, combinent fréquemment des images de dragons, de calao et d’humains. Cette sculpture âgée d'environ 600 à 700 ans, selon la datation au 14C, semble être le dernier exemplaire connu et scientifiquement daté avec une partie de son iconographie dans le style PSH. Par la suite, il semble que la figure de style PSH s'estompe du canon de l'art Kayan pour être principalement remplacée par le HSH.
Reliquaire avec trois représentations d’esprits-gardiens. XVe-XVIIe siècle (déterminé par 14C). Bois. L : 27 x 9 x 9 " / 68,6 x 22,9 x 22,9 cm. Collection privée.
Si on corrobore les données des datations 14C des exemplaires connus avec leur description iconographique, il semblerait que ce soit vers cette époque que les figures de reliquaires Kayan, pleines, tournées vers le haut et projetées vers l'extérieur à partir de leur extrémité, « évoluent » vers l'une de ces variations : une tête de créature à une extrémité et avec sa queue à l’autre (planches 20, 21) ; un personnage complet à chaque extrémité (planches 22 à 24), avec une variante, l’un est tourné vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur (planches 33 à 40) ; des têtes complètes ou des masques saillants à chaque extrémité vers l’extérieur (planches 26 à 32).
D'autres types inhabituels de reliquaires existent et trois d’entre eux sont inclus dans cette publication. Celui illustré planche 23 possède un torse et des membres, dans le style « figure de gardien », présent à l’extrémité du reliquaire mais surmontés d’une tête d'animal. Celui de la planche 24, montre un autre reliquaire (le couvercle est manquant) avec deux figures assises à chaque extrémité, et quatre têtes d’esprits gardiens de style HSH sur un seul côté. Enfin, celui de la planche 25 est une variante du précédent, figures finales exceptées, trois figures d’esprits gardiens de style HSH sur un côté et un couvercle original surmonté de deux animaux entrelacés en haut-relief. Les planches 41 à 45 présentent des éléments de sanctuaires ancestraux, y compris des panneaux latéraux et des parties supérieures. La plupart sont décorés d'images d’esprits-gardiens et de créatures mythiques, y compris des Aso. Celui représenté planche 42 comporte un motif qui, vu verticalement, représente un « arbre de vie » qui intègre également un ensemble confus de créatures abstraites et de parties de corps déstructurées. En raison du nombre limité d’exemplaires à notre disposition, de l’absence de datations et de localisations géographiques de leurs découvertes permettant de les attribuer à tel ou tel groupe Kayan, de telle époque ou de telle localité, le foisonnement de tant de styles reste inexplicable. L’hypothèse la plus probable est que chaque sous-groupe a développé sa propre identité, son propre style, au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de leur région d'origine et de leurs principales traditions. En conquérant de nouveaux territoires, les envahisseurs Kayan ont aussi probablement emprunté de nouvelles traditions aux groupes culturels présents. Cela a pu influencer les artistes et, conséquemment, le style des œuvres. Ce sujet sera abordé plus loin.
Mark Johnson