LE PEUPLE KAYAN
Dans un article publié en 1964 dans Artibus Asiae, Tom Harrisson, conservateur du Heritage Museum de Kuching de 1947 à 1968, évoque l'histoire d'une importante statuette de bronze connue sous le nom de « Imun Ajo ». Cette figurine lui a été transmise par le chef Tama Bulan Kay lorsqu'il est devenu évident que l’usage d'un objet rituel aussi puissant lors de cérémonies chamaniques est devenu caduque. Son récit sur la signification de cette œuvre inclut l’origine mythique du peuple proto-Kayan. En voici un extrait : Imun Ajo était un personnage important, que ce soit en bronze ou en chair, pas seulement pour célébrer certains rites, mais aussi comme étant le dernier des « premiers hommes », en fait les proto-Kayan. Longtemps après lui est venu Aki Dian, qui a fondé l'aristocratie actuelle et dont mes informateurs retracent diversement les origines sur plusieurs générations. Les plus anciennes jarres et les meilleures perles, la structure de classe de la société, et bien d'autres choses encore, sont attribuées à Aki Dian. Avant lui, dans un intervalle de temps non mesuré entre les deux, est né Imun Ajo, douzième de la lignée des pré-Kayan. Parmi les ancêtres immédiats d'Imun Ajo, il y a eu l'introduction du métal chez un peuple qui ignorait tout des rapports sexuels, puis qui a traité la grossesse comme une sorte de maladie opérable (césarienne, avec un type spécial de fer local et de couteau en laiton, jusqu'à récemment très secret ).
En remontant l'arbre généalogique d'Imun Ajo - et c'est vraiment un arbre dans le sentiment Kayan - les Kayan deviennent de plus en plus proto-humains. Les premières générations n'avaient ni bras ni jambes; elles vivaient en rampant, comme des bêtes sauvages. La ligne de démarcation entre l'apparition de l'homme sur Terre et « l'homme esprit » de l'autre monde est aussi peu sûre que tout le reste dans ce système. Aki Belarik Ubong Do', « l'esprit du tonnerre », et d'autres choses, est descendu sur terre à la recherche d'une boîte à tabac en bambou qu'il avait laissé échapper, a découvert qu'elle avait grandi pour devenir un arbre énorme et il a frappé furieusement le pied de l'arbre avec une dent de tigre, ouvrant ainsi la voie à l'émergence du premier couple terrestre, un frère et une soeur. C'est Lahai Tedak San, à la dixième génération de l'inceste initial, qui a d'abord "essayé de compter les jours du mois". Après elle, Hulo Nang "o Do" Bulan (ce dernier mot signifie lune) a franchi une étape supplémentaire et a établi un code d'observance lunaire qui fixe les périodes de travail et de repos. Hulo reflète le rôle vital joué par la femme Kayan dans ce volet de la vie spirituelle. Certains suggèrent également qu'elle a réellement transformé en statuette de bronze son fils Imun Ajo' sous l'effet de la colère et qu'elle lui a ensuite trouvé une grande utilité, sous cette forme, en tant que lien entre ce monde et les autres. Par la suite, il était de son devoir d'agir comme intermédiaire entre le visible et l'invisible, le vivant et le mort, le mortel et l'immortel. Les cochons et les volailles tués en propitiation et lors de la recherche d’augures et de présages étaient spécifiquement dirigés par son intermédiaire. Certaines versions de cette partie de la proto-histoire compliquée et obscure de ces Kayan en particulier associent un esprit appelé Depui à la conduite d’Imun Ajo dans les autres mondes, de sorte qu'il a fait le voyage des vivants vers la mort, l'a traversé et est revenu à la vie - une idée très répandue pour expliquer les nouvelles lois chez les habitants de l’intérieur. Tom Harrisson, Imun Ajo’, a Bronze Figure from Interior Borneo, Artibus Asiae, vol. 27, no. 1/2 (1964), pp. 157–171).Figure of Imun Ajo’. Kayan, bras supérieur du Baloi de la rivière Rajang, Sarawak. Date incertaine. Alliage de cuivre. H: 5.7” / 14.5 cm. Emplacement actuel inconnu. Photos Tom Harrisson, “Imun Ajo’, a Bronze Figure from Interior Borneo,” Artibus Asiae, vol. 27, no. 1/2 (1964)
Brève histoire du peuple Kayan
Selon Mika Okushima, sur la base de son étude rigoureuse de leurs traditions orales, le peuple Kayan est originaire d'un pays appelé Tiongkok (qu'elle a identifié comme la Chine). Selon cette tradition, l'un des rois de Tiongkok aurait envoyé son peuple directement à Bornéo à bord de deux navires. Le premier bateau est arrivé sur les rives situées au sud de l’actuel royaume de Brunei, dans le bassin de la rivière Baram. Ensuite, ces populations proto-Kayan et proto-Bahau se sont déplacées vers l’amont de cette rivière. Le second groupe, arrivé plus tard, débarqua également dans la région de Baram. Le premier groupe de colons Kayan a appelé ce second groupe Ga'ay, qui signifie « peuple de l’aval ». Il est probable que ces premières migrations eurent lieu il y a moins de 1500 ans, et de futures recherches, comprenant des analyses génétiques, permettront de préciser cette chronologie. Les recherches d'Okushima indiquent que l'histoire orale d'un clan noble remonte à environ 1000 ans, avec une origine dans le bassin de la rivière Baram. Il est à noter que certains mots Kayan sont liés à la langue Cham, un autre groupe linguistique austronésien qui a occupé une grande partie du centre et du sud Vietnam, le célèbre royaume du Champa, du IIe au XIXe siècle (voir carte, fig. 10). Notons que les ancêtres des Cham, les Sa Huynh, sont arrivés au Vietnam en provenance de Bornéo il y a environ 3 000 ans. Il y avait des échanges commerciaux nombreux et continus entre la Chine, le Vietnam et le nord de Bornéo à travers l’actuelle mer de Chine connue alors sous le nom de mer du Champa. La littérature ne mentionne pas de transition via Taïwan ou les Philippines, et il a été suggéré que des groupes proto-Kayan étaient originaires de la région de l'actuelle province du Yunnan.
L'arrivée des Ga'ay (également appelés Ga'ai et Mengga'ay) dans ce même bassin de la rivière Baram semble avoir provoqué une migration initiale des primo-arrivants Kayan hors de celui-ci, par un mouvement vers le nord, le Sabah actuel, puis vers d'autres régions du nord du Sarawak (voir carte, fig. 10). Peu d’informations existent sur cette migration jusqu'à l'occupation du royaume de Brunei par les Portugais au XVIIe siècle. Cet événement lui-même a probablement favorisé la poursuite du mouvement vers le nord-est de Bornéo puis, finalement, vers le sud-est du bassin supérieur de la rivière Kayan, traversant l’actuelle frontière de la province de Kalimantan Est, située aujourd’hui en Indonésie. Une nouvelle expansion, du XVIIe au XIXe siècle, a conduit le peuple Kayan jusqu’aux confins des sultanats de Bulungan et de Berau à l'est de Bornéo, et sur le bassin supérieur du fleuve Mahakam. Une deuxième vague migratoire s’est ensuite déployée vers le cours moyen de la Mahakam, un territoire contrôlé par le sultanat de Kutai. Puis, d’autres groupes Kayan ont gagné des territoires sur le cours supérieur de la rivière Rajang au Sarawak. Il est probable qu'un grand nombre de ces groupes se soient déplacés à plusieurs reprises dans la région et ses environs immédiats, habitant peut-être pendant un temps la partie du cours supérieur de la rivière Kayan, puis repartant dans la région de Baram avant de migrer à nouveau vers une autre région (voir carte, fig. 10).
Le peuple Kayan est une société stratifiée complexe, avec des nobles, des roturiers et des esclaves. Vivant en communauté comme la plupart des groupes Dayak, dans des habitations communes surélevées appelées « longues maisons », ils ont développé des systèmes de division du travail pour des activités telles que l'agriculture, la chasse, le commerce et la guerre. Jadis, ces féroces guerriers, chasseurs de têtes, ont souvent été employés par les sultanats côtiers comme mercenaires. Au faîte de leur puissance, entre le XVIIè et le XIXè siècle, ils contrôlaient la plupart des voies de communication et le commerce intérieur des produits forestiers dans la partie orientale de Bornéo. Ils ont introduit le « mandau » à Bornéo, la principale épée de « chasse aux têtes » utilisée par la plupart des groupes Dayak bien avant le XIXe siècle et jusqu’au début du XXI siècle. Dotée d'une lame métallique légèrement concave, cette épée plus longue, plus solide et plus tranchante, était une arme très efficace. Il est probable que les Kayan ont également introduit la forme classique du bouclier de guerre Dayak et les nombreux motifs qui y apparaissent, ainsi qu'un grand nombre de motifs de tatouages que l'on trouve aujourd'hui dans d'autres régions de Bornéo. Armés de cette épée de combat améliorée, possédant une organisation sociale très structurée et une importante troupe militaire, les groupes Kayan se sont facilement répandus dans de nombreuses régions du nord et de l'est de Bornéo, déplaçant, conquérant, assimilant et/ou réduisant en esclavage la plupart de leurs voisins.
On pense que les dirigeants Kayan étaient habiles à créer des alliances politiques complexes, souvent par le biais de mariages, ou bien avec d'autres groupes Dayak, ainsi qu'avec les familles nobles des sultanats côtiers voisins (fig. 11). D'autres gains territoriaux s’obtenaient lorsque des aristocrates de second rang se séparaient de communautés les plus importantes afin d’établir leurs propres villages, rejoignant d'autres populations y compris des groupes alliés non Kayan. Seuls les accords conclus avec les sultanats côtiers et l'ingérence des autorités coloniales au XIXe siècle ont permis de mettre fin à cette expansion rapide. Lorsque les Kayan s’installaient sur de nouveaux territoires, ils rebaptisaient souvent la région, et nombre de ces références sont encore utilisées aujourd'hui. Par exemple, certaines parties du sultanat de Bulungan, y compris son principal fleuve qui le traverse jusqu’à l'océan, sont appelées Kayan, ou Kejin (« notre lieu »), aujourd'hui région communément appelée Apo Kayan, ou rivière Kayan. De même pour le fleuve Kutai qui est devenu la Mahakam (« large surface d’eau ». Ces envahisseurs poussaient également les groupes existants hors de ces zones, forçant les Tunjung et les Benoa à se diriger vers le sud, en direction du bassin inférieur de la Mahakam, tandis que les Ngaju et les Ot Danum se sont orientés vers l’ouest, plus au centre de Bornéo. D’autres, enfin, ont fui vers les régions côtières pour bénéficier de la protection des sultanats.
Le peuple Kayan a été qualifié par de multiples désignations au cours des siècles. Le sultanat de Bulungan les appelait Segai, peut-être en référence à la rivière Segah. Le sultanat de Kutai décrivait les groupes Ga'ay descendant la Mahakam comme étant des Modang, un terme qui fait référence aux « attaques surprises ». Les autres noms associés au peuple Kayan sont Busang, Hopan, Hwang Siraw, Long Glat, Long Wei (ou Wai), Mengga'ay (dans la région de Berau), Seloy, Merap, Puhu, Punan Bah, Sebop, Berawan, Sekapan, Kajaman, Lah-anan, Penihing et Tring. D’autres sous-groupes Kayan portent des noms associés à un emplacement, par exemple à un coude important d’une rivière, ou bien à la confluence de deux rivières ou à une formation géologique. Il n'est pas rare qu'un groupe soit identifié par le nom de son village (comme c'est le cas pour les Long Glat et les Long Wei), et ces noms étaient parfois portés par les membres du groupe lorsqu'ils se déplaçaient dans une autre région. D'autres noms étaient des exonymes péjoratifs donnés par leurs ennemis mais finalement adoptés par eux-mêmes ( les Modang mentionnés ci-dessus, par ex.). Les grands sous-groupes Kayan, ou liés aux Kayan, comptaient des milliers de membres, tandis que d’autres, beaucoup plus petits, étaient seulement composés de trente ou quarante membres. Certains groupes ethniques de l'État du Sarawak, tels que les Kajang et les Kajan, ont des noms de type Kayan et semblent appartenir à la même famille linguistique, tandis que d'autres groupes, dont les Melanau, rarement liés directement au peuple Kayan, ont pourtant produit des œuvres d’art, tels de grands poteaux funéraires, aux motifs assurément Kayan (fig. 46). Il n'est pas si évident que ces peuples aient été autrefois liés aux Kayan ou simplement influencés par leur style artistique et leur culture. Il convient de noter que l'inverse est également possible. D'autres groupes encore étaient alliés au peuple Kayan mais pas complètement assimilés. Il s'agit notamment des Murut du nord-est de Bornéo et des chasseurs-cueilleurs nomades tels que les Punan/Penan (à ne pas confondre avec les Punan Bah, mentionnés ci-dessus). Certains de ces groupes ont été identifiés comme Kenyah (ou Ken'yeah), ce qui signifie « étrangers » ou personnes qui ne sont pas spécifiquement Kayan. Il s'agit souvent de migrants ultérieurs qui ont été assimilés par leurs voisins Kayan et ont reçu ce nom pour marquer l’infériorité de leur statut. Aujourd'hui encore, les Kayan utilisent le terme Kenyah pour désigner les personnes qui, selon eux, ne sont pas des Kayan « purs » ou « originaux ».
Le terme Kenyah est utilisé de nos jours pour identifier un groupe spécifique de Dayak, souvent présent dans les mêmes zones que celles habitées par les Kayan. Ils sont généralement associés directement aux Kayan, en particulier sur le marché de l’art, par des objets étiquetés Kenyah-Kayan. Comme indiqué ci-dessus, le groupe des Kenyah se caractérise par de nombreuses déclinaisons, certains pouvant être considérés comme Kayan, d'autres ayant été assimilés, d’autres encore étant simplement sous leur influence. Cependant, certains d’entre eux sont complètement indépendants et malgré une structure sociale et des liens linguistiques similaires, ces Kenyah ont été considérés comme des rivaux et des ennemis occasionnels, leur disputant territoires et ressources. Plus important néanmoins, s’agissant de l'art traditionnel de Bornéo, on constate des différences évidentes entre les styles Kenyah et Kayan. Les motifs Kenyans de figures divines, de calaos et de dragons n'ont pas les formes musculaires compactes du style Kayan. Leurs figures sont plus naturalistes, symétriques, et accompagnées de spirales et de boucles sinueuses et allongées (fig. 16). Ils n'utilisent pas les espaces négatifs pour ajouter des motifs et ne déconstruisent pas les éléments figuratifs. Aujourd'hui, les noms les plus couramment associés au peuple Kayan, en particulier sur le marché de l'art, sont les Kayan proprement dit, c’est à dire les Bahau, Modang et Busang. À Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo), les Kayan habitent toujours la plupart des parties moyennes et supérieures du bassin de la Mahakam, le bassin supérieur de l'Apo Kayan, l'ouest du centre de Bornéo, et à l'est la région de Berau. Dans la partie malaise de Bornéo, les Kayan (souvent identifiés avec leurs voisins kenyans comme les Orang Ulu, ou « peuple de l’amont », par les habitants de l'État de Sarawak) occupent toujours les villages du bassin de Baram, ainsi que la zone située au-dessus des rapides de Belaga.
Mark Johnson