DÉCRYPTER L'ART KAYAN

Cette section présente quelques exemplaires de l’art Kayan nécessitant plus qu'un simple regard pour interpréter ses motifs souvent complexes et cachés. Comme mentionné dans les sections précédentes, il n'est pas rare que des figures supplémentaires soient subtilement cachées à l'intérieur ou autour de l'image principale, ou bien révélées lorsque la sculpture est vue sous un angle différent. Bien qu'il existe d'autres œuvres dans cet ouvrage qui mériteraient un examen plus détaillé de leur imagerie, ces exemples, exécutés de main de maître, devraient donner au spectateur novice un regard utile sur l'esprit imaginatif des artistes Kayan.

 

   Exemple 1

La série d’images, des poteaux de soutènement très stylisés utilise une imagerie progressivement abstraite pour représenter un esprit gardien de style archaïque "PSH" (comme sur les planches 1 à 9). Notez que l'utilisation de l'abstraction et de la dé-construction de la figure primaire semble contredire la plupart des évolutions de l'art Kayan, qui tendent à devenir plus détaillé et plus raffiné avec le temps. L'imagerie la plus complète et la plus clairement définie a environ 900 ans, puis elle commence à devenir plus abstraite et déconstruite au fil du temps jusqu'aux exemplaires les plus récents. La dernière est à peine décryptable, mais en allant de la version la moins abstraite à la plus abstraite, il devient possible d’en identifier quelques éléments clés anthropomorphiques. Planche 68, la figure 54 révèle une image d’esprit-gardien avec une classique tête « PSH », mais un corps plus long, des bras et des jambes partagés avec une figure animale représentée à l'envers. L'image est claire et relativement facile à lire. La combinaison se poursuit sur l’un des côtés du massif poteau, puis à l'envers sur l'autre côté. Planche 69, la figure 55 montre la même image, mais sur un type de poteau plus petit. La tête « PSH » est clairement reconnaissable, tout comme la tête de l'animal à l'envers, mais le torse est désormais déconstruit et asymétrique, avec des poitrines élargies et décalées par rapport au centre. Les bras et les jambes (également partagés avec la figure de l'animal à l'envers) deviennent plus difficiles à lire, seules la flexion du coude et la musculature du bras supérieur donnent un indice de l'image originale.


Introduction 1
Introduction 2


Planche 70, la figure 56 représente une configuration similaire au dessin de la précédente figure, mais l'imagerie devient plus difficile à lire et une tête de style « PSH », plutôt qu’une figure animale, est représentée à l'envers, comme précédemment. Les torses centraux sont tordus dans une sorte de configuration « yin-yang », comme s’il s’agissait d'une queue ou d'une accentuation d’une jambe tordue assez similaire à celle qui se trouve sur l’esprit-gardien de la planche 34. Les coudes et les bras musclés sont difficilement perceptibles. Planche 73, la figure 57 montre une image aux formes quasi- méconnaissables. L'articulation du coude et la musculature du bras sont toujours apparentes, tout comme une variante de la configuration tordue et déconstruite du torse « yin-yang ». Bien que l'imagerie ait évolué par phase au cours des siècles pour aboutir à des formes abstraites dépourvues de formes anthropomorphiques claires d’esprit gardien, le peuple Kayan a toujours utilisé ces objets comme poteaux de soutènement pour des structures funéraires.

   Exemple 2

Cet exemple de porte de maison traditionnelle d’aristocrate semble, à première vue, ne montrer qu’une figure classique de gardien Kayan, avec de grands yeux ronds, un nez, des dents apparentes et quatre crocs, entourée de motifs décoratifs apparemment aléatoires. Ce masque de gardien se trouve fréquemment sur les panneaux peints de maisons ou de sanctuaires, aux extrémités des sépultures ancestrales et au recto des boucliers de guerre. C’est une image puissante destinée à intimider les ennemis et à effrayer les esprits malveillants. L'image est clairement dessinée figure 58. Comme pour beaucoup d’artefacts Kayan, toutes les images ne sont pas évidentes pour le spectateur non-initié. Dans la partie frontale de cette porte se trouvent d'autres motifs importants et puissants qui non seulement protègent la famille, mais révèlent également son statut élevé. La figure 59 montre le contour du motif « arbre de vie », que de nombreux groupes Dayak représentent également sous la forme d'une lance, car celui-ci se dresse à la base de la montagne sacrée. Ce symbole est présent fréquemment dans les mythes originels des populations austronésiennes qui croient que les premiers ancêtres ont été créés à partir d’un fruit tombé de cet arbre. La figure 60, a et b, dessine les contours de deux des quatre motifs de dragon trouvés sur cette porte dans chacun des quadrants d'angle. Le dragon est un représentant important du monde inférieur, les humains résidant dans le monde du milieu. Enfin, la figure 61 montre le contour très subtilement dessiné d’une tête de calao sacré. La tête émerge à peine sur les côtés, juste à droite et à gauche du nez du visage du gardien. Le calao est le plus important représentant du monde supérieur et agit souvent comme un oiseau de présage et un messager pour les dieux et les ancêtres. La série de motifs identifiés représente le monde supérieur (calaos), le monde inférieur (dragons), le monde des esprits (le masque/visage) et le mythe de la création (arbre de vie). Il est possible que d'autres motifs ou parties de motifs soient encore cachés dans les méandres de motifs secondaires.


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Détail d'une porte de maison (planche 107) avec détail du motif du calao, en particulier le bec et le casque.


   Exemple 3

Planche 62, cette section de panneau faisait autrefois partie d'une plate-forme de support funéraire perchée sur le flanc d'une falaise. L’esprit-gardien semble s'extraire du plan du panneau, comme s’il passait d'un monde à l'autre. La tête et les bras sont au-dessus du plan, tandis que le torse et les mains ne sont pas encore complètement sortis. Les mains et les doigts sont au centre de cette discussion, car chacun représente deux images différentes selon la manière dont on les regarde. Les doigts de la main gauche (vue de face) se transforment en une représentation de tête de calao, avec un casque et un long bec, tandis que les doigts de la main droite se transforment en une représentation d'une tête de dragon (ou Aso), avec une longue dentition. Si on fait pivoter l’objet de 180°, les images s’inversent. La main gauche devient un motif de dragon, avec sa rangée de dents, tandis que la main droite devient une tête de calao, avec casque et long bec. L'adjonction de motifs de calao et de dragon, symboles des mondes supérieur et inférieur, fournit de puissants éléments de protection, ainsi qu'un statut supérieur aux ancêtres décédés. Il n'est pas rare que ces deux motifs figuratifs soient représentés dans cette dualité inversée.


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Fig. 63. Le côté droit montre une tête de dragon avec une rangée de dents. Si l'une des images est inversée, elle peut représenter l'autre par l'addition ou la soustraction de dents.


  Exemple 4

Cette sculpture montre une figure de gardien au sommet d'une jarre traditionnelle. Bien que la tête, avec des yeux, un nez, une bouche et des lobes d'oreilles distendus (il en manque un) bien dessinés, soit clairement apparente, le reste de la figure ne l'est pas pour autant. Particularité typique de nombreuses sculptures Kayan, les traits sont souvent abstraits, cachés dans de multiples images, ou révélés dans l'espace négatif. Une fois découverte, l'imagerie devient facilement visible. La figure 64 montre le contour des bras, du torse et des jambes de la figure principale. Les bras sont courbés vers l'intérieur, des épaules jusqu’à la taille. La section centrale, longue et mince est le torse. Au bas du torse, les hanches forment un « V » et orientent les jambes vers le haut, puis elles se replient aux genoux vers un socle en forme de jarre. Les pieds sont délicatement en équilibre sur le bout des orteils, créant le sentiment que la figure est perchée sur une jarre précieuse. Il n'est pas rare que des jarres familiales soient dépositaires de restes d'ancêtres nobles. Il est donc tout à fait possible qu’il s’agisse de la représentation d’un esprit-gardien émergeant de la jarre ou planant au-dessus. La figure 65 révèle une autre image convaincante qui utilise l'espace négatif du corps de la figure principale. Les volumes ronds et ouverts entre les bras recourbés, l'espace entre la taille et le haut des jambes, et les hanches en forme de « V » confèrent une impression distincte de tête de mort, avec des yeux, un nez et une bouche souriante. Cette « tête de mort » est si clairement évidente, dominant tellement la représentation quasi-abstraite du corps du gardien, qu’il est peu probable que l'artiste ait créé cette illusion par accident. Il est imaginable que cette représentation du crâne soit une métaphore de l'esclave ou du captif souvent sacrifié lors de funérailles d’aristocrates importants.


Introduction 1
Introduction 2


Mark Johnson