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DATATIONS 14C ET PARADOXE DES HYPOTHÈSES DE MIGRATION

Les principales recherches antérieures réalisées sur le terrain, essentiellement des interviews avec les anciens, le folklore ancien, la tradition et l'histoire orale ainsi que les échanges consignés avec les sultanats côtiers, permettent de supposer que le peuple Kayan ait migré du nord du Sarawak vers le bassin de la rivière Mahakam, province de Kalimantan Est, Indonésie, il y a environ 300 ans. Aucun élément existant ne permettant de les remettre en question, ces conclusions étaient communément admises jusqu’à la publication de nouvelles données scientifiques. Jusqu’à ce que des datations au 14C réalisées sur un nombre considérable de statues d’apparence extrêmement archaïque, et attribuées au peuple Kayan résidant le long de la Mahakam, indiquent qu’elles sont beaucoup plus anciennes qu'on ne le supposait auparavant. Ainsi, dans les années 1980, lorsqu'une douzaine de figures de gardiens de sanctuaires de style PSH ont été trouvées dans des zones occupées à ce moment là par les Modang, on leur a commodément attribué ces artefacts. Des similitudes stylistiques notables, tels les corps particulièrement musclés, avec d'autres statues réalisées par les artistes Modang à l’époque historique, concouraient à ce rapprochement et donc à cette attribution.

  La prépondérance de ces datations très anciennes suggère clairement que la réalisation de ces sculptures de style Kayan soit antérieure à la chronologie admise des migrations (...)

Lorsque ces pièces sont arrivées sur le marché de l'art, personne n’envisageait la possibilité qu’elles aient plus de 100 à 200 ans d’ancienneté, et comme on pensait que les groupes Modang occupaient cette région depuis ce temps là, l’attribution de ces sculptures à ce groupe tribal semblait une conclusion logique. Cependant, au cours des deux dernières décennies, la plupart d’entre elles ont été datées au 14C et, en supposant que les techniques de datation soient exactes, les résultats suggèrent qu’elles ont toutes au moins 900 ans d’ancienneté. De ce fait, l’attribution aux Modang devient alors peu probable. Enfin, un nombre considérable d'autres artefacts en bois, identifiés comme Kayan et trouvés dans cette même région ont obtenu des datations au 14C comprises entre 300 et 1000 ans. La prépondérance de ces datations très anciennes suggère clairement que la réalisation de ces sculptures de style Kayan soit antérieure à la chronologie admise des migrations, principalement basée sur les conclusions des recherches universitaires menées auprès des Kayan de cette région. Comment expliquer cette disparité ? L’explication la plus simple, c’est que les hypothèses des recherches existantes soient incorrectes et que les Kayan aient migré dans la région bien plus tôt que ce qui était supposé. Il est également possible que d'autres peuples proto-Kayan, ou apparentés, aient occupé la région antérieurement, puis avoir été colonisés par l’afflux migratoire Kayan, celui, documenté, qui s’est déroulé il y a quelques centaines d’années.

  (...) aucun groupe dayak documenté n'est connu pour déplacer ses boites de reliquaires ou ses cryptes de leur emplacement d'origine.

Si on suppose que les recherches existantes sont exactes, comment expliquer ces datations très anciennes? Certains protagonistes avancent l'hypothèse que les migrants Kayan transportaient ces objets avec eux pour les réutiliser dans le territoire nouvellement colonisé. Cela semble extrêmement improbable, c'est le moins que l’on puisse dire, car les plus grands objets qui ont été datés au 14C - poteaux de soutien, sanctuaires, éléments architecturaux, etc. - sont extrêmement lourds et encombrants, ce qui rend le transport sur de longues distances peu réaliste, voire impossible. La plupart des groupes Dayak abandonnent leurs anciennes structures lorsqu'ils reconstruisent une nouvelle longue-maison, même à quelques kilomètres de là, et aucun groupe Dayak documenté n'est connu pour déplacer ses boites de reliquaires ou ses cryptes de leur emplacement d'origine. Il est donc illogique d’envisager un déménagement de ces objets d'un bassin fluvial à l'autre, d’autant que les abondantes ressources de la forêt pluviale sont aisément accessibles pour fournir le bois-support à de nouvelles structures et statues, au nouvel emplacement. Pour ajouter à ce mystère, il semble que pratiquement toutes ces sculptures de style archaïque, y compris les gardiens de sanctuaire et les figures « genoux-heurtés », ont été trouvées uniquement dans les parties supérieure et moyenne du bassin de la rivière Mahakam et de ses affluents, dernière grande région occupée par le peuple Kayan. Il existe bien quelques exceptions, notamment un nombre considérable d'objets Ga'ay (Modang) trouvés dans la régence de Berau à l'est et plusieurs sculptures de style Kayan de grande taille, comme les poteaux funéraires Kajang du Sarawak (voir fig. 17 et 46). Néanmoins, ces objets semblent ne dater que de quelques centaines d’années, et ils ont donc pu facilement être réalisés durant l'ère de migration admise.

  Alors pourquoi tant d’objets Kayan, y compris la plupart des pièces archaïques connues, ont été trouvés principalement dans le bassin de la Mahakam ?

Hormis les pirogues trouvées dans la grotte peinte de Niah, aucune sculpture archaïque similaire n'a été retrouvée dans le bassin de la rivière Baram, région originelle des Kayan ; dans le bassin de la rivière Apo Kayan, premier bastion Kayan à Kalimantan ; ou dans d'autres zones occupées par les Kayan au Sarawak ou à Sabah. Les quelques pièces Kayan parvenues sur le marché de l'art et dont on pense qu'elles proviennent de ces endroits n’ont généralement pas plus de quelques centaines d’années. Il est donc fort possible que l'utilisation de ces formes archaïques ait été introduite au Sarawak en supposant que les Kayan aient de nouveau migré dans la région, à partir du bassin de la Mahakam cette fois. De même, à notre connaissance, aucun exemplaire connu de figures de grottes de style archaïque, de pièces anciennes trouvées dans les rivières, ou d'autres objets anciens similaires n’ont été récupérés dans ces autres régions précédemment occupées. De fait, la grande majorité de toutes les sculptures en bois, connues et identifiées comme Kayan, y compris celles réalisées entre le XVIIᵉ et le XXᵉ siècle et qui sont parvenues sur le marché de l'art, proviennent du bassin de la Mahakam ou de régions adjacentes de Kalimantan Est. La logique voudrait que les pièces les plus anciennes aient été trouvées dans les régions occupées en premier et que les pièces les plus récentes proviennent des dernières. Alors pourquoi tant d’objets Kayan, y compris la plupart des pièces archaïques connues, ont été trouvés principalement dans le bassin de la Mahakam et non sur une aire géographique couvrant l’ensemble des territoires du monde Kayan ?

  Aucun élément probant ne confirme que les Kayan utilisaient ces formes artistiques avant leur arrivée à Bornéo (...)

Une fascinante théorie propose que ces objets archaïques ne sont pas du tout Kayan, et qu’ils existaient déjà lorsque ce peuple est parvenu jusqu’au bassin de la Mahakam. Tous les groupes Dayak, y compris le peuple Kayan, sont connus pour leur grande perméabilité aux nouvelles idées. Alors, ces figures représentaient-elles des divinités ou des esprits locaux crées par les groupes non-Kayan qui vivaient précédemment sur ces territoires nouvellement colonisés? Lorsque le peuple Kayan les a envahi, il a peut-être pensé qu’il était plus prudent d'apaiser ces esprits locaux et leurs représentations sculpturales. Les succès militaires et une certaine abondance agricole ont peut-être convaincu les chefs politiques et religieux que ces esprits étaient dignes d’être respectés et intégrés à leur cosmogonie. Ces nouveaux esprits et leurs images peuvent alors avoir été incorporés dans le canon de l’art Kayan existant puis diffusés en direction d'autres groupes Kayan, y compris jusqu’aux villages d’origine. Il est probable que de nombreux motifs Kayan - dont le masque de style taoïste, le visage en forme de cœur et la figure du dragon - trouvent leur origine en Chine ou en Indochine (fig. 44 et 45), mais il n'existe aucun exemple connu de figures présentant des silhouettes musculaires hypertrophiées sur le continent asiatique. Aucun élément probant ne confirme que les Kayan utilisaient ces formes artistiques avant leur arrivée à Bornéo, et aucun élément significatif ne certifie qu'ils utilisaient ces formes avant leur arrivée dans le bassin de la Mahakam. Les constatations physiques et les résultats des analyses scientifiques actuellement disponibles suggèrent que cette forme d'art préexistait dans le bassin de la Mahakam avant l’arrivée des Kayan.

  Pourraient-ils être les auteurs de ces étonnantes sculptures?

Si ce n’est pas le peuple Kayan qui a créé ces sculptures, alors qui est-ce ? Bernard Sellato, un spécialiste reconnu de Bornéo, mentionne un groupe artistique appelé les Pen (peut-être un dérivé de Peng ou Penihing, deux groupes ayant au moins une certaine association avec le peuple Kayan) qui aurait habité le bassin de la Mahakam, tout comme d'autres, dont les Ot Danum et les Tunjung. La première vague d'envahisseurs Kayan a fini par vaincre et déplacer les Pen, d’autres groupes s'enfuyant vers l'ouest dans le centre de Bornéo. Nous savons que les styles artistiques actuels Ot Danum et Tunjung, qui sont directement liés à d'autres groupes du centre de Bornéo, ne comportent aucun motif Kayan, mais nous ne savons que peu de choses sur les Pen. Pourraient-ils être les auteurs de ces étonnantes sculptures ? Cette hypothèse pourrait expliquer l'absence de sculptures archaïques similaires dans les anciens territoires Kayan, ainsi que les dates précoces fournies par les datations au 14C qui ne correspondent pas toujours à la chronologie de la migration Kayan communément admise. Des recherches plus approfondies devront résoudre ce problème.


Mark Johnson