LES BOIS DE BORNÉO

Certaines statues rituelles de Bornéo peuvent être âgées de plus de 2000 ans. Quelles sont donc ces essences qui résistent si bien au dur climat de la forêt tropicale humide?

 

Deux publications récentes, « C14 dating of Dayak Art » de Thomas Murray et « Dayak from Bornéo » de Bernard de Grunne, proposent aux amateurs d’art tribal un vaste et exceptionnel panorama de plus d’une centaine de sculptures en bois originaires de Bornéo accompagnées pour la plupart de datations au C14. Beaucoup de connaisseurs affirmaient qu'aucune pièce en bois ne pouvaient résister plus de quelques décennies, voire un peu plus d'une centaine d'années, aux rigueurs du climat équatorial. L'ensemble présenté ici apporte un démenti formel à cette affirmation. La plupart des œuvres présentées dans ces ouvrages datent en effet de plusieurs siècles. En termes de références historiques, l’éventail s’étire de Charles Martel à Napoléon Bonaparte, en passant par François Ier et Louis XIV. Et ce qui frappe l’œil, néophyte ou averti, c’est leur excellent état de conservation. Qu’elles sont donc ces essences tropicales qui résistent si bien au temps et dans quelles conditions de conservation?

(à gauche) Publication de Thomas Murray, 2015. (à droite) Publication de Bernard De Grunne, 2015.

  If a hardwood falls into the muck of a river bank and is completely covered with mud, it can survive in this anaerobic environment without deterioration for hundreds, even thousands years.

- C-14 Dating of Dayak Art. Thomas Murray. 2015 -

Ces deux publications n’apportent malheureusement pas d’indications sur les essences utilisées et aucune étude xylologique n'accompagne les datations au C14. Dans la première, il est fait allusion, en quelques lignes, au célèbre « bois de fer » de Bornéo, Eusideroxylon Zwageri, appelé Ulin localement, et Belian dans la nomenclature internationale; la seconde ignore totalement le sujet. Le Belian est un bois de la famille des Lauraceae, très répandue à Bornéo et qui possède des caractéristiques de dureté et de durabilité exceptionnelles. Sa densité volumique, par exemple, peut atteindre plus de 1g/cm3, ce qui rend son transport par voies d’eau problématique puisqu’il a tendance à couler. L’arbre atteint des tailles gigantesques de plus de 50m de hauteur pour un diamètre de plus de 200cm. Il s’épanouit principalement dans les forêts tropicales de basse altitude, généralement à moins de 700m d’altitude. De couleur brun jaune, il fonce à la lumière pour devenir gris, plus ou moins foncé. Un certain nombre de sculptures de Bornéo sont effectivement taillées dans ce bois, mais il serait hasardeux d’en faire une généralité; d’une part parce que l’habitat préféré du Belian se situe principalement dans les plaines alluvionnaires - quid des sculptures produites dans les régions montagneuses? - , d’autre part parce que certaines sculptures présentent une surface, une structure de la fibre du bois et une couleur qui sont très éloignées de celles de l’Ulin. Plus claires, plus foncées, plus poreuses, plus légères, ces statues semblent clairement avoir été taillées dans d’autres essences.

Si aucune étude xylologique de l’envergure de celles des datations au C14 sus-citées n’a à ce jour été menée sur la production artistique de Bornéo, certaines, sporadiques, nous livrent toutefois des indices intéressants. Une analyse xylologique nécessite de prélever un très petit échantillon de bois sur la sculpture; quelques copeaux millimétriques dans les trois coupes, transversale, tangentielle et radiale suffisent. Mis à sécher, ils sont montés entre deux lamelles, examinés au microscope puis comparés à un échantillonnage comme celui du Laboratoire de Paléobotanique et Paléoécologie de l’Université Pierre & Marie Curie-Paris VI, par exemple.

Fig.1: Extrémité d’une boite à ossements, hauteur 20cm, Bahau, Haut-Mahakam, datée C14 XVIIe siècle. Provenance: collection Bertrand Claude, 2008, Paris, Ana et Antonio Casanovas, Madrid, 2009, Bruce Frank, New-York, 2015. Photos courtesy of Bruce Frank Primitive Art.

Un premier rapport xylologique, réalisé sur une figure de sarcophage originaire du Haut-Mahakam (fig.1), région montagneuse du centre de l’ile, identifie l’essence Elmerilla, Chempaka, Magnoliaceae. Cette espèce pousse en Indonésie et Malaisie, et plus particulièrement à Bornéo. C’est un bois réputé pour être un aromatique répulsif pour les termites et les champignons. Un C14 date cet objet du XVIIe siècle A.D. Entreposée dans une grotte funéraire, cette boite à ossements a résistée pendant de près de 400 ans aux attaques de son environnement. Un second rapport, réalisé sur une autre figure de sarcophage (fig.3), provenant de la même région, et très probablement de la même grotte funéraire, identifie la même essence, Elmerilla, Chempaka, Magnoliaceae, et une datation C14 semblable, 17e s.. Notons la différence de couleur entre ces deux objets, l'un gris clair, l'autre brun rougeâtre alors qu'ils ont été taillés dans le même bois, ont la même ancienneté et qu'ils ont été conservés dans le même lieu!

  cf. Elmerilla sp., Wau becch, Chempaka, Magnoliaceae. L’espèce Elmerilla tsiampaca (L.) Dandy, est réputée pour fournir un bois aromatique répulsif pour les termites et les champignons.

- Dr. Victoria Asensi Amorós, Archéologue/Expert Micrographe des Bois, UPMC-Paris VI. -

Cette concordance signifie que les sculpteurs du Haut-Mahakam avaient une connaissance précise des caractéristiques des arbres de leur forêt et de la façon dont ils pouvaient l’utiliser. Notons aussi que, dans ce cas, l’œil ne peut être d’aucune utilité pour déterminer le type de bois de ces objets. Provenant du même endroit, avec la même ancienneté, ils arborent respectivement des couleurs totalement différentes: gris clair pour l’un, marron jaune pour l’autre. Ce qui aurait pu passer pour du bois de fer Ulin n’en était pas! Ces deux extrémités de boite à ossements, après prélèvements pour le C14 et l’étude xylologique, ont toutefois été l’objet d’une restauration destinée à consolider le bois intérieur soumis, tout de même, à des attaques fongiques et xylophages importantes à l’intérieur de la grotte funéraire où elles avaient été déposées.

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Fig.2: Publication Schoffel Valluet 2013. Fig.3: Extrémité d’une boite à ossements, hauteur 30cm, Bahau, Haut-Mahakam, datée C14 XVIIe siècle. Provenance: collection Bertrand Claude, 2008. Photos & copyright, Bertrand Claude.

Un troisième rapport xylologique apparait dans le livre « La vie dévoilée d’une œuvre d’Art de Bornéo », édité par la galerie Schoffel Valluet en 2013. Il identifie le bois d’une grande sculpture datée 15è siècle A.D. comme étant du Shorea, groupe Balau, de la famille des Dipterocarpaceae. Son aire géographique de distribution couvre le Sud-Est asiatique et en particulier la Malaisie, Sumatra et Bornéo. Le plus grand attribut du groupe Balau est sans aucun doute la force de son bois. Réputé pour son excellente résistance à l'usure et à la déchirure, c’est un bois très dur qui résiste particulièrement bien à la pourriture, aux attaques de champignons et aux termites. Bois dense, très lourd, 0,85-0,95g/cm3, sa flottabilité est quasi-nulle, ce qui rend son extraction des forêts par cours d’eau difficile. Sa couleur varie du brun jaune au brun rougeâtre et il peut atteindre un diamètre de 0,70m à 1,00m pour une hauteur de 40-60m. Sa résine -damar- était utilisée traditionnellement pour la fabrication de torches et le scellement des jarres funéraires - Chin, .Lucas «  Trade Objects » Expedition Magazine. Penn Museum, March 1988 - . Résistant aux acides et aux produits de préservation, les forestiers recommandent un séchage lent et prudent pour cette espèce. Toutes ces qualités n’échappaient certainement pas aux artistes locaux lorsqu’il s’agissait de choisir le bois de l’œuvre à réaliser.

  Shorea species: the fifth commonest timber in the Kota Batu remains, the term "selangan batu" in Brunei covers at least eleven species of the genus Shorea. As the adjective (batu=stone) indicates, the timber is very hard, durable and «excellent for heavy construction » (Ashton: 125).

- Prehistoric Wood From Brunei, Borneo,Tom Harrisson, Brunei Museum, 1974 -

Un article de Tom Harrisson intitulé « new radio-Carbon 14 Dates from Brunei », publié par la revue Borneo Research Bulletin, Vol 3, datée Juin 1971, suivi de la publication « Prehistoric Wood from Brunei, Borneo » du Brunei Museum, 1974, livre d’importantes informations xylologiques à partir de matériel archéologique recueilli lors de différentes campagnes de fouilles à Kota Batu, sur la côte nord de Bornéo. L’auteur, Tom Harrisson, curator du Sarawak Museum, y décrit les résultats d’une série de datations au C14 et d’analyses xylologiques réalisée sur plus de 1500 éléments en bois, considérés comme ayant été taillés ou sélectionnés par l’homme, provenant de fouilles effectuées en 1952-53. Il s’agit principalement d’objets usuels en bois, de charbon de bois, de résine damar et de restes de fruits conservés dans un terrain acide sous une chape d'eau. Les datations au C14 font apparaitre une occupation des lieux fouillés de 95 B.C. à 1815 A.D., soit près de 2 000 ans. Bien qu’insuffisants, selon l’auteur lui-même, ces résultats démontrent toutefois une continuité temporelle de la présence humaine sur ce site contrairement à d’autres. Les analyses xylologiques effectuées sur ces « restes » de bois identifient quatorze essences, dont quatre bien différentes mais néanmoins aux caractéristiques proches; Instia palembanica, Eusideroxylon, Koompassia et Shorea. Le Koompassia, bois lourd et dense, 0,88g/cm3 est considéré comme une essence particulièrement difficile à travailler. L’Instia Palembanica, lourd et dense lui aussi, 0,80g/cm3, est un grand arbre de plus de 50m de hauteur, appelé aussi « arbre de fer ». Il habite les grandes forêts de Dipterocarpaceae, la famille du Shorea, jusqu’à 1000m d’altitude. Les deux autres essences identifiées, l’Eusideroxylon et le Shorea possèdent, nous l’avons vu, des caractéristiques de densité et de dureté très proches de l’Instia Palembanica et du Koompassia. Les datations au C14 de ces bois archéologiques indiquent respectivement 690 A.D. et 805 A.D. pour l’Instia Palembanica, 940 A.D. pour le Shorea, 1090 A.D. pour l’Eusideroxylon et 1300 A.D. pour le Koompassia. Tom Harrisson observe que les essences de ces bois archéologiques sont aussi celles qui sont parmi les plus recherchées par les forestiers contemporains et que des objets de même emploi sont réalisés avec différentes essences. Ainsi, cinq « restes » de gros piliers, qui « tous se ressemblaient pour un œil ordinaire » (NDLA), étaient réalisés dans trois essences distinctes. Dans le catalogue, Patong La grande sculpture dei populi del Borneo, édité par Città di Lugano, Museo delle Culture, Antonio Guerreiro, dans le chapitre « Le classement général du bois » p78, indique que « les principales essences utilisées par les Dayak sont classifiées dures, semi-dures et molles. La première catégorie comprend l’Ulin, le Menggeris, le Selangan batu et le Merang, toutes utilisées pour l’architecture et la sculpture.»

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Fig.4:Détail d’une sculpture de Bornéo taillée dans l’espèce Shorea, datée C14 XVe siècle. Photos & copyright Jean-François Chavanne.

On peut déduire de ces études xylologiques que les sculpteurs Dayak connaissaient et travaillaient plusieurs essences de la forêt tropicale. Quatre d’entre elles, Instia Palembanica, Eusideroxylon, Koompassia, et Shorea possèdent des caractéristiques mécaniques très proches. Deux d’entre elles sont appelées vulgairement « bois de fer », mais ce qualificatif pourrait s’appliquer à l’ensemble de ce groupe. L’emploi de l’essence Elmerilla pour la réalisation de boites destinées à conserver les ossements des défunts, élargit cette diversité de choix. Récemment, une étude ethnobotannique réalisée avec des villageois d’un groupe Iban, Sarawak, a montré qu’ils identifient plus de 675 espèces de plantes, dont plus de 200 arbres, 50 d’entre eux produisant du bois, de l’écorce et autre matériaux d’œuvre. Comme tout les artistes, les sculpteurs dayak choisissaient probablement leur matériau en fonction de l’emploi et de la finalité de leur production, mais aussi en fonction de la disponibilité des essences sur le lieu de production, leur répartition variant suivant l’altitude, et de l’adéquation de l’arbre avec leurs projets artistiques - taille, emplacement des nœuds, rectitude, etc.-. Les « Hampatong » de Bornéo doivent donc leur grande longévité à la forte résistance mécanique et à l’extrême densité des bois dans lesquels ils ont été sculptés mais aussi aux choix judicieux des grummes par les artistes. A cela, s’ajoutent des conditions de conservation exceptionnelles pour la plupart de ces pièces archéologiques. Le limon de rivières ou l’intérieur des grottes funéraires où elles reposaient les ont protégées de la lumière et dans une atmosphère stable durant des siècles des pluies diluviennes, du soleil brulant du climat équatorial et des attaques fongiques ou xylophages. Elles sont toujours devant nous, debout, défiant le temps et notre regard pour notre plus grand plaisir.

Le bois de Bornéo réserve des surprises et force à l’humilité.

Bertrand Claude